Le Scrabble essuie les plâtres du capitalisme woke

Vous pensiez vous livrer à une activité tout à fait innocente en jouant au Scrabble au lieu de regarder des tueurs en série dissoudre les corps de leurs victimes dans de l’acide sur Netflix? Eh bien vous aviez tort, à moins de vous en tenir à un choix de mots garantis sans discrimination de quelque nature que ce soit. Par un vent de puritanisme qui sent délicieusement l’air d’outre-Atlantique, la société Mattel a en effet décidé de bannir toute une série de mots qui, indépendamment de leur valeur morale, entraient jusqu’ici dans l’arsenal des aficionados du célèbre jeu de société. Parmi ces derniers, des termes comme «lopette», «travelo» ou «pouffiasse», qui deviendront inutilisables à l’horizon 2024.

Derrière cette purge, des négociations extrêmement tendues entre Mattel et le comité de rédaction de l’Officiel du Scrabble (CR ODS), le dictionnaire officiel du jeu édité par Larousse. «Mattel souhaitait initialement mettre plus de cent mots sur la sellette et le CR ODS consentait à en sacrifier cinq», explique un passionné ayant vécu ces échanges âpres de l’intérieur. «Mattel a arrêté une liste de vingt-six mots (soixante-deux en comptant les féminins et pluriels) à faire sortir de l’ouvrage de référence et c’est la «solution» vers laquelle on se dirige à l’heure actuelle, si aucun élément nouveau ne vient changer la donne», témoigne ce joueur, très en colère face à des velléités de censure parfois peu compréhensibles du point de vue francophone. «L’exemple de CHICANO (n.d.l.r. appellation péjorative des latinos chez l’Oncle Sam) montre bien que la demande de suppressions de mots est inspirée par les états-Unis», déplore-t-il. «Nous nous sommes opposés à l’éviction de BAMBOULA, dont les sens multiples (fête, tambour) sont manifestes, et ce mot-là n’est plus «menacé». En revanche, le très courant NABOT est toujours incriminé, alors que ce n’est pas l’insulte la plus inqualifiable qui soit…»

La moraline ou le jeu, il faudra choisir

Mais pourquoi ce soudain besoin d’épurer la langue au niveau d’un jeu qui, jusqu’ici, voyait essentiellement – et encore, très rarement – disparaître des noms propres? Mattel SA répond à cette inquiétude directement sur le site de la Fédération Internationale de Scrabble Francophone. Et la société y cache à peine sa volonté de participer à l’élaboration d’un monde si doucereux que les Télétubbies y passeraient presque pour un programme horrifique: «Lorsque l’on joue au Scrabble® – comme dans la vie –, les mots que nous choisissons sont importants. Les mots ont le pouvoir de renforcer, d’encourager et d’honorer, mais ils peuvent aussi être utilisés pour affaiblir, décourager et manquer de respect. En tant que marque tournée vers la famille et consciente de l’impact des mots et de leur évolution, Mattel a fait appel à un linguiste indépendant pour identifier les mots à caractère haineux afin de revoir la liste officielle de mots autorisés à être joués lors des compétitions de Scrabble®.» Soit l’intrusion des sensitivity readers, ces personnes payées pour décréter quelles pages de roman effacer afin de ne choquer personne, jusque dans les jeux de société. Elle n’est pas belle, la liberté moderne?

«Personnellement, j’éprouve un tiraillement entre le choix personnel de ne pas utiliser ces mots insultants dans mon vocabulaire, et le sentiment que l’Officiel du jeu n’a pas pour mission de moraliser la société», témoigne le Vaudois Hugo Delafontaine, multiple champion du monde. «Dans la forme du jeu que je pratique, le Duplicate, il s’agit d’optimiser chaque tirage pour réaliser un maximum de points au coup par coup. On ne peut donc pas s’abriter derrière une stratégie globale, comme dans d’autres règles, afin de contourner certains mots plus ou moins agréables.» De quoi donner parfois lieu à des scènes cocasses: «On en rigole parfois après coup entre joueurs, lorsqu’on a dû utiliser quelques termes salaces ou péjoratifs dans une partie, mais cela pose une réelle question: devrait-on, au nom de la morale, avoir la droiture de ne pas les utiliser? J’ai choisi, pour ma part, d’accepter qu’ils existent et peuvent servir dans ce cadre.»
Pourquoi dès lors, s’aligner sur les désirs de moralisation de la langue de Mattel? Simplement parce que les nombreux passionnés du jeu n’ont pas vraiment le choix: «Le CR ODS subit la pression du fabricant, de même que les fédérations, qui reçoivent des subventions de la marque et doivent donc s’aligner sur ses exigences». A noter cependant que l’interventionnisme à tous les niveaux de Mattel suscite désormais des réactions dans le monde anglophone, touché par une saignée de centaines de mots: «Certains jouent avec l’ancien dictionnaire et appellent le jeu ʻWord gameʼ, pour ne pas utiliser l’appellation Scrabble. En français, on voit s’esquisser quelques velléités similaires, sur les réseaux sociaux notamment», souligne un observateur averti de la scène mondiale. Malgré la polémique, il estime que les joueurs francophones s’aligneront sans doute sur le résultat de cette purge en 2024.

Jusqu’au moment, sans doute, où l’idée de s’adonner à un jeu au lieu de sauver la planète dans une ZAD deviendra elle-même trop subversive.




Une presse agonisante prédit la mort de Twitter

«Ils vont nous quitter en 2023… Il est mort Twitter.» Voilà le français aussi puéril que grotesque dans lequel, peu avant la fin de l’année dernière, 20minutes.fr a jugé bon de s’attaquer à la gestion du réseau social par l’un des hommes les plus riches du monde, Elon Musk. L’autrice du papier? Une inconnue du nom de Manon Aublanc, née en 1993 dans la région parisienne et titulaire d’une licence en lettres, d’après sa bio. Un profil tout à fait honorable, certainement, mais qui explique difficilement d’où la journaliste, amatrice en particulier de faits divers d’après sa bio, tire son expertise pour annoncer les cataclysmes et la «descentes aux enfers» (sic) à venir pour une société dirigée par un génie de l’entrepreneuriat.

De fait, tirer à boulets rouges sur le président-directeur général de Tesla, SpaceX et Twitter semble faire office de nouvelle discipline olympique depuis quelques mois dans l’ensemble des médias. Mais pourquoi tant d’audace dans le catastrophisme, jusqu’à friser le ridicule? Julien Intartaglia, doyen de l’ICME (Institut de la communication et du marketing expérientiel) et professeur ordinaire HES à la HEG Arc Neuchâtel, a son idée: «Il y a une chose qui fait qu’Elon Musk est aujourd’hui mal perçu de la plupart des médias classiques: c’est qu’il possède un pouvoir énorme. C’est un électron libre qui ne rend de comptes à personne. Or cela pose un problème, car il ne fonctionne pas du tout à la manière de Mark Zuckerberg, le très malléable patron de Facebook. Chez ce dernier, des personnes qui s’expriment à l’envers de la doxa dominante, sur le Covid ou le climat par exemple, verront la plupart du temps leurs propos supprimés, du moins temporairement. Or, face à cela Musk fait irruption sur son destrier blanc et désarçonne tout le monde avec sa défense de la liberté d’expression.»

Si seulement Musk était adepte de la censure…

Co-fondateur du média d’inspiration libérale Liber-Thé, Nicolas Jutzet abonde en ce sens: «En rachetant Twitter et en remettant en cause certaines de ses pratiques, Elon Musk a fait évoluer un statu quo. Il faut comprendre cette fronde avant tout comme la réponse d’une partie des utilisateurs de la plateforme et des commentateurs de la vie politique, auxquels les anciennes règles de Twitter, et notamment la censure de certains comptes et propos, profitaient. Leur façon de voir le monde bénéficiait d’une audience plus large que les autres. C’est donc en première ligne une banale lutte de pouvoir, en somme. En l’occurrence celui de s’assurer que sa façon de voir le monde s’impose sur celles des autres.» Reste que le milliardaire semble aussi parfois donner le bâton pour se faire battre, aux yeux de cet observateur avisé des enjeux médiatiques: «Il faut également reconnaître que le comportement chaotique de Musk déplait au-delà de ce cercle qui s’oppose à lui pour des raisons idéologiques. L’utilisateur lambda qui préfère les propos équilibrés aux excès, aura sans doute de la peine à s’identifier au fantasque Elon Musk et ses tweets borderlines.»

Impossible de passer sous silence le léger sentiment d’absurde quand des médias classiques tentent de faire croire que Twitter est plus en souffrance que leur propre branche: «La ʻnécrologie anticipéeʼ de Twitter par 20 minutes me fait un peu rire en tant que spécialiste des médias», admet Julien Intartaglia. «Quand on analyse les recettes publicitaires en Suisse, on voit qu’il y a moins d’une dizaine d’années, il y avait encore 2500 millions d’investissements publicitaires pour la presse écrite, contre à peine 900 aujourd’hui. On observe donc une déperdition forte et une incapacité à capter les nouvelles générations qui ne consomment absolument plus les informations par ce biais. Dans ce contexte, cet alarmisme au sujet de la manière dont Musk gère sa société est assez ridicule. Bien sûr, tout peut arriver, mais il ne va certainement pas dépenser 44 milliards pour acheter un réseau social, le détruire et mettre tout le monde à la rue.»

Se faire expliquer la vie par des zombies

«En 20 ans, Musk a révolutionné le secteur automobile (Tesla) et relancé le secteur spatial aux USA avec SpaceX», renchérit Nicolas Jutzet. «Dans la même période, le secteur du journalisme a perdu de sa superbe et une partie de sa crédibilité. C’est donc effectivement quelque peu ironique qu’une corporation qui peine à trouver son modèle d’affaires et à se renouveler se mette en tête d’expliquer la vie à l’homme qui, par son travail et ses choix, est devenu numéro un au classement des fortunes mondiales et qui est à la tête d’entreprises modernes. C’est sans doute symptomatique du fossé qui sépare une partie grandissante de la population des médias, la différence entre leur vision d’eux-mêmes, une certaine volonté de donner des leçons, et leur bilan réel.» Et l’ancien vice-président des Jeunes Libéraux-Radicaux Suisse d’enfoncer le clou: «Avant l’arrivée de Musk, Twitter était un réseau social sans modèle d’affaires viable, qui stagnait depuis des années et qui s’était empêtré dans des luttes politiques pour savoir ce qui relevait ou non de la fake news et qui avait droit à la parole. En réalité, Musk semble être la dernière chance de Twitter, pas le contraire!»

Tout compte fait, ce sont peut-être de simples mécanismes de défense psychologique qui permettent d’expliquer l’alarmisme unanime des médias classiques, quand bien même le nombre d’utilisateurs de Twitter semble exploser depuis la naissance des polémiques sur la gestion à la Musk: «En période d’incertitudes, ou lorsqu’il y a de gros bouleversements, les personnes ont besoin de borner l’incertitude, c’est une théorie que l’on appelle le ʻbesoin de clôture cognitiveʼ», conclut Julien Intartaglia. «Or un média comme Twitter, qui se développe en dehors de tout cadre, sans que l’on sache où il sera mené, fait forcément peur aux gouvernements et aux médias traditionnels, ces derniers répondant plus facilement aux injonctions étatiques. Par analogie, on peut dire que c’est cette même crainte d’être dépassés par des électrons libres qui conduit les médias classiques à malmener les personnalités essentiellement actives sur le Web, ou à n’en présenter que les moins intéressantes.»




Le blues de l’ingénieur

Recenser, classifier, documenter les dérives de la pensée déconstructionniste: voilà la tâche que s’est assignée un jeune ingénieur romand, avec son site balance-ton-woke.com. Depuis plusieurs semaines, il ne se passe pas un jour sans que ce scientifique relève les mots d’ordre progressistes des institutions, la négation des réalité biologiques dans les discours officiels ou les entreprises de destruction de la civilisation. L’auteur, pourtant, n’a rien d’un obsessionnel: sa démarche s’inscrit dans un ras-le-bol perceptible chez les employés du secteur tertiaire, lassés de subir les injonctions de plus en plus autoritaires d’un capitalisme woke. Mois des fiertés noires, homosexuelles ou féministes… De plus en plus de sociétés imposent en effet à leurs travailleurs de communier dans des valeurs et des univers moraux situés très loin des activités de leur corps de métier.

Nous avons rencontré Thomas*, fondateur du site, pour comprendre sa démarche.

Pourquoi ce site?

D’abord, j’ai réagi à des courriels révoltants qu’on me faisait remonter de l’Université de Lausanne ou de l’EPFL. Ces messages proposaient par exemple des ateliers réservés à telle ou telle catégorie de personnes, en fonction de leur sexe notamment. La création de toilettes non genrées dans certaines de ces institutions ou dans une piscine lausannoise, aussi, fait partie des choses qui m’ont poussé à vouloir collecter toutes les informations de ce type pour que les gens se rendent compte que le wokisme n’est plus un délire d’universitaires isolés, mais quelque chose qui étend réellement son emprise sur leur vie.

Pourquoi ce choix de l’anonymat? N’auriez-vous pas plus de force en sortant du bois?

Je ne suis pas quelqu’un d’engagé publiquement: j’agis comme ingénieur et ancien étudiant. Il faut voir que je reçois de plus en plus de courriels des ressources humaines de mon entreprise qui sont totalement délirants. On nous organise des événements sportifs réservés aux femmes de la boîte, par exemple, et si ma société n’a pas encore participé à la Pride, on sent que ça va venir. D’autres boîtes du même type que la mienne le font déjà officiellement.

Vous pensez que cela dénote un certain arrivisme?

Même pas! Ma directrice des ressources humaines (DRH), par exemple, veut bien faire et croit participer à un vaste progrès sociétal. Au vu des réactions de mes collègues, de plus en plus excédés de recevoir des messages qui n’ont rien à voir avec le travail alors qu’ils n’avaient pas particulièrement d’avis sur ces questions, l’effet paraît clairement contre-productif.

Au-delà de votre entreprise, comment le wokisme est-il perçu chez les ingénieurs?

Je suis dans un monde où les gens sont plutôt rationnels et se braquent quand on leur parle de religion, chose à laquelle ils sont souvent très imperméables. Toutes les histoires de mecs qui tombent enceints, dans le fond, ils s’en fichent et restent un peu passifs, pour les mêmes raisons. C’est dommage parce que dans leur grande majorité ils trouvent ça parfaitement débile.

Vous avez le sentiment que certaines entreprises perdent la tête?

Évidemment. Nous avons récemment reçu un message de notre DRH qui nous appelait à changer les mentalités sur toute une série de sujets sans lien avec notre activité. Je suis navré, mais le rôle d’une entreprise est d’assurer sa rentabilité, et c’est tout. Il y a eu, par le passé, des patrons sociaux. Cela n’avait toutefois rien à voir. Il s’agissait de garantir des conditions de vie dignes aux employés, pas d’une vaste entreprise de rééducation des employés.

Vous êtes un catholique engagé. Cela a-t-il une influence sur votre projet?

Je ne crois pas. Ou alors peut-être dans la mesure où c’est parce que je suis catholique que je me sens conservateur. Mais résumons les choses ainsi: le projet des wokes est de donner naissance à une génération de déracinés. Au contraire je revendique mes origines, j’ai reçu un héritage et je compte bien le transmettre à mes enfants, même si ça déplaît à certains.

*Prénom d’emprunt