Risquer la peur

C’est par l’entremise du petit écran que j’ai découvert Bernanos. A l’âge de seize ans, j’ai été bouleversé par Sous le soleil de Satan, le film de Maurice Pialat. Quelques jours plus tard, encore sous le choc, je me rends dans une librairie pour acquérir quelques ouvrages de Bernanos. Mes finances étant limitées, je me contente de deux romans en livre de poche. A la caisse, le libraire me regarde par-dessus ses lunettes et me demande pourquoi un adolescent s’intéresse à Bernanos. Après quelques explications, il me conseille d’aller dans une bouquinerie acheter les écrits polémiques de Bernanos en me disant «Cela va vous fouetter le sang!». Finalement je suis reparti avec le premier volume des Essais et écrits de combat de la collection de la Pléiade et une jolie ardoise chez le libraire. Si le film de Pialat avait provoqué un électrochoc, les écrits polémiques m’ont terrassé. Je me souviens encore de ce passage du Scandale de la vérité que j’avais recopié dans mon agenda: «Le scandale n’est pas de dire la vérité, c’est de ne pas la dire tout entière, d’y introduire un mensonge par omission qui la laisse intacte au dehors, mais lui ronge, ainsi qu’un cancer, le cœur et les entrailles.»

Un prophète

Dans son recueil d’articles, Sébastien Lapaque insiste à plusieurs reprises sur le fait que Bernanos est un prophète, non pas selon l’acception courante de celui qui prédirait l’avenir, mais au sens biblique du terme qui y voit l’homme de l’intimité avec Dieu. Il est vrai que l’écrivain nous transporte dans l’éternel et nous force à voir le véritable enjeu de notre vie humaine: «si nos bonheurs sont souvent terrestres nos malheurs sont toujours surnaturels».

Bernanos voit ce que les autres ne voient pas ou ne veulent pas voir. De ce décalage naît une angoisse. Pensons à Mouchette, qui sous le regard de l’abbé Donissan, se voit et découvre le monde avec lucidité: «Partout le péché crevait son enveloppe, laissant voir le mystère de sa génération: des dizaines d’hommes et de femmes liés dans les fibres du même cancer, et les affreux liens se rétractant, pareils aux bras coupés d’un poulpe, jusqu’au noyau du monstre même, la faute initiale, ignorée de tous, dans un cœur d’enfant.»
Dans le Journal d’un curé de campagne, un échange entre le curé et la comtesse nous invite à mieux comprendre cette angoisse: «La semence du mal et du bien vole partout, dit-il. Le grand malheur est que la justice des hommes intervienne toujours trop tard: elle réprime ou flétrit les actes, sans pouvoir remonter plus haut ni plus loin que celui qui les a commis. Mais nos fautes cachées empoisonnent l’air que d’autres respirent, et tel crime, dont un misérable portait le germe à son insu, n’aurait jamais mûri son fruit, sans ce principe de corruption. (…) Je crois que si Dieu nous donnait une idée claire de la solidarité qui nous lie aux autres, dans le bien et dans le mal, nous ne pourrions plus vivre (…).»

Savoir risquer la peur

Bernanos a vécu cette angoisse existentielle fondatrice. Il nous force à la clairvoyance afin de faire l’expérience de cette angoisse tout comme Blanche de La Force dans Le Dialogue des carmélites.

Dans cette œuvre posthume, l’action se situe dans un couvent du Carmel durant la Révolution française. Sœur Blanche y reçoit son frère, qui est sur le point de quitter la France. La religieuse justifie son choix de demeurer au couvent: «Vous me croyez retenue ici par la peur!» Et son frère de lui répondre: «Ou la peur de la peur. Cette peur n’est pas plus honorable, après tout, qu’une autre peur. Il faut savoir risquer la peur comme on risque la mort, le vrai courage est dans ce risque. Mais je vous parle peut-être ici un langage trop rude pour vous, un langage de soldat?»

Il s’agit d’une injonction à quitter un esprit bourgeois de «chrétiens de pain d’épice». Bernanos veut nous faire sortir de nos zones de confort. Trop souvent notre vie ressemble à celle décrite dans le Journal d’un Curé de campagne: «(…) Beaucoup d’hommes n’engagent jamais leur être, leur sincérité profonde. Ils vivent à la surface d’eux-mêmes, et le sol humain est si riche que cette mince couche superficielle suffit pour une maigre moisson, qui donne l’illusion d’une véritable destinée».

L’esprit d’enfance

Comment «risquer la peur» et vivre «une véritable destinée»? Dans Les Enfants humiliés, Bernanos explique qu’il écrit pour se justifier aux yeux de l’enfant qu’il fut. Étonnant? Non. Pour l’ancien Camelot du roi, l’esprit d’enfance c’est ce qui n’a pas encore été souillé par ce que les écrits de combat appellent le «réalisme», comprenons ici «l’esprit de Munich», c’est-à-dire l’esprit de compromission et d’accommodement. L’esprit d’enfance c’est aussi ce qui n’est pas perverti par les biens terrestres quels qu’ils soient. Mais c’est surtout un esprit chevaleresque marqué par l’honneur et le courage.

Le chemin pour retrouver cet esprit n’est pas aisé. La prieure du Dialogue des carmélites l’exprime en une formule de feu: «Une fois sorti de l’enfance, il faut très longtemps souffrir pour y rentrer, comme tout au bout de la nuit, on retrouve une autre aurore.» Pensons ici à Chantal de Clergerie dans La Joie, qui rayonne «la simplicité, l’innocence, l’esprit de soumission d’un petit enfant».
Avec cet essai roboratif, Sébastien Lapaque a réellement fait siennes les premières lignes de La Grande Peur des bien-pensants: «J’écris ce livre pour moi, et pour vous – pour vous qui me lisez, oui: non pas un autre, vous, vous-même. J’ai juré de vous émouvoir – d’amitié ou de colère, qu’importe? Je vous donne un livre vivant.»

Sébastien Lapaque, Vivre et mourir avec Georges Bernanos, Éditions de l’Escargot, 2022.
François Angelier, Georges Bernanos – La colère et la grâce, Seuil, 2021.
Georges Bernanos, Scandale de la vérité, Bouquins, 2019.
Georges Bernanos, Ecrits de combats (1938-1945), Les Belles Lettres, 2017.
Georges Bernanos, Le Chemin de la Croix-des-Ames, Editions du Rocher, 2017.




A mort Balzac!

A part ceux qui, prévoyants, avaient déjà eu le bon goût de jeter leur télé par la fenêtre au début des années 2000, nul n’a oublié le fameux «Vous êtes le maillon faible», de la présentatrice Laurence Boccolini, sur TF1. Vingt ans plus tard, cette triste logique de course à l’audimat s’est déplacée dans le domaine de la littérature. Un récent article de La Liberté nous apprend ainsi que la bibliothèque publique de la ville de Fribourg a fait le tri dans ses classiques, éliminant des noms aussi prestigieux que Balzac, Bernanos ou Racine des rayons. Et la responsable de l’établissement, Lara Jovignot, de l’assurer: personne ne veut faire la guerre aux monstres sacrés. Ce toilettage s’est effectué sur la base d’usage, d’ancienneté au catalogue, et d’usure des objets. «Nous n’avons pas fait de l’évaluation intellectuelle», souligne-t-elle même, comme s’il s’agissait d’une prouesse.

Voici justement le problème: sans «évaluation intellectuelle», il y a fort à parier que Fifty Shades of Grey, loin devant Proust, deviendra rapidement le ténor des bibliothèques publiques. Chesterton avait eu une belle phrase: «Quand tout s’affaiblit et devient stérile au sein d’un peuple, il commence à parler d’efficacité». Voilà une citation qui pousse à la réflexion sur le sort que nous réservons aux géants qui nous ont précédés. Une réflexion qui ne sera toutefois plus possible si les ouvrages consacrés au développement personnel ou à la vie intestinale, au hasard, devaient continuer à prendre le pas sur les œuvres de génies tels que Balzac, Bernanos et Racine.