Une soignante face au cauchemar de l’avortement tardif

«Dans le milieu, on appelle ça le ʻsale boulotʼ», explique une soignante que nous avons rencontrée. Confrontée dans son métier à la pratique de l’avortement, Agnès1 décrit une pratique pénible: «Dans les maternités, nous sommes tous confrontés aux avortements tardifs, puisqu’au-delà de 14 semaines de grossesse, un accouchement est nécessaire.» Ce qu’on nomme parfois, pudiquement, «interruption de grossesse à un stade avancé» désigne les avortements pratiqués au-delà du délai légal, 12 semaines en Suisse, pendant lequel l’avortement peut être pratiqué sans réelle restriction.

Ce cas de figure peut donc concerner tous les stades de la grossesse, en théorie jusqu’au terme. Sur les dix mille à onze mille avortements recensés chaque année par l’Office fédéral de la statistique (OFS), environ 150 sont pratiqués à partir de la 17e semaine, «dont une quarantaine au cours de la 23e semaine ou plus tard», précise un document de la Commission nationale d’éthique (CNE), paru en 2018. Ce nombre, certes restreint, n’en représente pas moins des situations très dures pour les soignants concernés: «Le cas le plus tardif auquel j’ai été confrontée, témoigne Agnès, c’est un bébé de 30 semaines. Le bébé était déjà mort au moment de l’accouchement, mais c’est un moment extrêmement difficile, puisqu’on se retrouve avec un enfant de 7 mois dans les bras, qui aurait pu vivre.»

« Le cas le plus tardif auquel j’ai été confrontée, témoigne Agnès, c’est un bébé de 30 semaines. »

Une soignante

Car à partir de 22 semaines, «dans certaines circonstances et avec un soutien médical adapté», la survie du bébé est possible à la naissance, toujours selon la CNE. Et la soignante de préciser: «Un bébé qui naît prématurément à 24 semaines, par exemple, est réanimé, dans la mesure du possible. Seulement, dans le cas des avortements, on les tue généralement avant la naissance par une injection de chlorure de potassium dans le cœur.» C’est ce qu’on appelle en langage médical le «fœticide».

Cette pratique repose sur une particularité du code civil, comme nous l’explique un ancien membre de la CNE que nous avons pu contacter: «Un fœtus n’est considéré comme une personne qu’une fois la naissance accomplie, et s’il est vivant»2 avant d’ajouter: «Avant la naissance, le statut juridique du fœtus permet la pratique légale du fœticide.» Le protocole n’est pas sans faire froid dans le dos: «Dans le cas d’un fœticide, un obstétricien spécialisé en médecine prénatale injecte, sous vision échographique, une substance (chlorure de potassium) dans le fœtus, généralement par voie intracardiaque, ce qui entraîne un arrêt cardiaque fœtal. Le fœticide peut également être pratiqué par injection de digoxine dans le cordon ombilical ou le liquide amniotique. Pour s’assurer que le fœtus ne ressent pas de douleur, des analgésiques anesthésiques ou des sédatifs peuvent être administrés.»

Le bébé est tué parce qu’il pourrait être encore vivant en naissant

Toujours selon le CNE, trois établissements en Suisse pratiquent le fœticide «indépendamment de la semaine de grossesse», donc potentiellement jusqu’au terme. En revanche, si le fœticide n’est pas pratiqué, ou échoue, le bébé naissant avec des signes de vie devra être réanimé et soigné. Ainsi, le bébé est tué parce qu’il pourrait être encore vivant en naissant. La formulation de la CNE est on ne peut plus claire: «[La survie du fœtus], dans certaines circonstances […] est possible. C’est pourquoi un produit létal est parfois administré au fœtus dans l’utérus pour qu’il naisse sans vie.»

Contacté, le rédacteur en chef de la Revue médicale suisse Bertrand Kiefer n’a pas souhaité s’exprimer sur le sujet. Nous avons toutefois pu recueillir les propos du Chef des affaires juridiques et éthiques de l’Hôpital du Valais, le Docteur Damian König: «Bien sûr, c’est une problématique grave et complexe et la situation actuelle n’est pas parfaite d’un point de vue du droit et de l’éthique». Et de préciser sur la question du fœticide: «La loi suisse privilégie la ʻsécurité du droitʼ [le fait de fixer des critères clairement identifiables] pour déterminer le moment à partir duquel l’être humain est protégé. Le droit privilégie également les intérêts de la femme et son autonomie, par rapport à ceux de l’être humain à naître. Si la norme juridique (ici le Code pénal) permet de protéger certains biens et de promouvoir certaines valeurs, elle provoque aussi inévitablement des tensions et des situations indésirables.» Et Damian König de conclure: «En ce qui concerne les interruptions de grossesse à un stade avancé, la législation actuelle fait très largement confiance aux médecins, chargés d’établir si les risques encourus par la femme enceinte justifient la pratique de l’avortement. On pourrait aussi imaginer fixer un autre critère que la naissance [ndlr: comme moment où le fœtus devient une personne], mais cela engendrerait de nombreuses autres difficultés sur le plan pratique, juridique et éthique.»

  1. Prénom d’emprunt
  2. Art. 31 (CC)
    1. La personnalité commence avec la naissance accomplie de l’enfant vivant; elle finit par la mort.

    2. L’enfant conçu jouit des droits civils, à la condition qu’il naisse vivant.



American Idiot

Enfin bref, le leader de Green Day Billy Joe Armstrong a décidé d’engager le combat contre l’abrogation de l’arrêt garantissant le droit à l’avortement chez l’Oncle Sam. Bon, à sa manière, puisqu’il a déclaré lors d’un concert à Londres qu’il renonçait à la nationalité US pour mieux s’installer du côté de la Perfide Albion.

Lui qui a tant dénoncé l’idiotie américaine en a donc sa claque, et opte pour un geste très fort, qui devrait considérablement soulager les jeunes femmes (et hommes trans qui peuvent aussi tomber enceintes selon la Verte Léonore Porchet, on le rappelle) victimes de la misère et de la promiscuité. Ainsi en va-t-il des zélites, même issues du mouvement punk : tandis que le bon peuple doit composer avec des lois plus ou moins agréables, les rebelles en carton, eux, peuvent voter avec leurs pieds.




L’onde de choc venue des USA

Bien sûr, du côté catholique, l’Académie Pontificale pour la Vie, à Rome, s’est fendue d’un communiqué rappelant qu’«en choisissant la vie, c’est notre responsabilité pour l’avenir de l’humanité qui est en jeu.» Mais en Suisse romande? Pas grand-chose, à l’évidence, sauf du côté des réseaux sociaux sur lesquels certains milieux n’ont pas le triomphe modeste, ou l’indignation contenue. C’est que du côté des institutions, le malaise règne, avec une position pas toujours facile à assumer: «On ne peut pas être pour l’avortement, mais on ne peut pas non plus être contre», explique par exemple Laurent Zumstein, conseiller synodal au sein de l’Église évangélique réformée vaudoise. Qui développe: «On ne peut pas être pour la mort d’un fœtus, mais cela ne suffit pas de juste dire ça. Derrière, il y a des enjeux sociétaux et des enjeux de personnes et cela appelle à certaines nuances.» Une ligne qui était, peu ou prou, celle des auteurs d’un document de la fédération des églises protestantes suisses de mars 2012, qui soulignait que «l’avortement est une infraction à l’interdit de l’homicide» qui «n’entre en considération que comme solution d’ultime recours.» Rédigé dans le contexte d’une votation sur le financement privé de l’avortement, le texte s’opposait à cette proposition, susceptible de constituer un «premier pas» vers la privatisation tout court des avortements.




« Je me fiche de passer pour un ovni »

N’avez-vous pas fait preuve d’un manque de sensibilité en affirmant qu’il n’y avait pas forcément un «droit à l’avortement»?

Tout d’abord, j’ai écrit «y a-t-il»! Je pose toujours une question parce que je veux ouvrir un débat, pas dire «moi j’affirme telle ou telle chose, et c’est comme ça un point c’est tout». Alors peut-être que je le fais avec certaines opinions, bien sûr, mais je recherche avant tout le débat. Dans le cas présent, j’ai écrit ce texte parce que j’étais révoltée et dégoûtée par les manifestations aux états-Unis où l’on voyait des femmes défiler en réclamant leur «droit à l’avortement», présenté comme une preuve de leur valeur et de leur liberté.

Révoltée, vraiment?

Oui, vous savez, je ne suis pas opposée de façon absolue à l’interruption de grossesse, qu’il faut encadrer légalement. Mais présenter ça comme la plus grande conquête de la femme, c’est quelque chose que je juge éthiquement insupportable.

Mais vous avez heurté des gens…

Je n’ai condamné personne, à ma connaissance, j’ai simplement souligné un problème éthique. Si ces manifestantes s’étaient promenées en demandant la possibilité de subir une interruption volontaire de grossesse et non pas un avortement, je n’aurais pas réagi de la même façon. Ce sont des finesses linguistiques, certes, mais au fond, cela aurait impliqué qu’on envisageait les choses sous l’angle de la détresse, du besoin d’aide. Parler de «droit à l’avortement», à l’inverse, cela signifie que lorsque j’ai en moi quelque chose qui me déplaît, eh bien je peux le supprimer à ma guise, au mépris d’une personne éventuelle.

Venir avec des subtilités byzantines en opposant avortement et IVG, est-ce vraiment bien senti?

Est-ce que vous voulez dire que cela devrait être interdit parce que mal «senti»? Ou alors demandez vous s’il ne faudrait plus aborder certains sujets parce que les gens sont devenus bêtes au point qu’on finira par passer pour un ovni si on ose le faire? Vous savez, cela m’est égal de passer pour un ovni, en revanche j’aimerais savoir pourquoi la sensibilité d’un sujet devrait entraîner l’interdiction d’en discuter. Si tel devait être le cas, autant tous rester au fond de nos lits avec un bon bouquin, mais les bons bouquins finiront par devenir eux aussi trop sensibles pour être publiés…

Vous n’aimez pas la notion de «droit à». Mais entre le droit et l’interdiction, existe-t-il un moyen terme?

Tout n’est pas un «droit à», dans la vie. Il existe aussi des autorisations…

On se bat tout de même sur des mots…

Parce qu’ils sont importants! On m’a par exemple reproché d’avoir «violé le droit» en utilisant le terme d’«enfant» futur. Mais je me plaçais dans le contexte éthique et pas juridique, et on ne demande généralement pas à une femme si elle attend un fœtus ou un embryon, mais bien un enfant. Sincèrement, je n’ai pas compris: selon certains, la loi nous obligerait-elle à demander «ah vous attendez un embryon» ou «un fœtus»? C’est d’une bêtise inimaginable! Une personne parmi mes commentateurs a même comparé l’embryon à un têtard. Je me suis quand même permis de l’informer qu’on ne donne pas naissance à une grenouille par la suite!

Que Le Temps vienne vous faire la morale, par la suite, ça vous a fait quoi?

Au téléphone, ils m’ont dit qu’avec mon nom et mon parcours, je ne pouvais pas me permettre d’écrire des choses contraires au droit. Et dans un courriel qu’ils m’ont envoyé, il m’ont aussi dit qu’il était impossible d’employer le terme de «mise à mort» dans un contexte légal. Vous savez, je suis opposée à la peine de mort, mais je leur ai tout de même demandé si, lorsqu’une personne est légalement exécutée, on peut ou non parler de mise à mort…

Vous prêtez quand même le flanc à la critique en vous exprimant sur le terrain de l’éthique alors que votre expertise est juridique…

Excusez-moi, mais ne pouvez-vous pas parler d’éthique alors que les cours d’introduction au droit montrent justement quelle est la surface commune des deux cercles, droit et éthique? Le droit, d’ailleurs, n’en reprend qu’une petite partie, l’éthique étant bien plus étendue…

Vous avez reçu du soutien au sein du monde politique?

Pas au sein du PLR vaudois, en tout cas, mais c’est normal, je n’en suis pas membre et j’y suis totalement persona non grata.

Cela vous plaît, ce rôle d’empêcheuse de tourner en rond? Vous vous rendez bien compte qu’il y a un sens du débat qui s’effondre dans notre société…

Oui et c’est précisément pour ça que j’aimerais le relancer.

N’y a-t-il pas une forme de jubilation?

Plutôt une recherche d’incitation à la réflexion, je dirais. Pourquoi ne pourrait-on pas dire que l’on réfléchit? On n’arrête pas de nous dire que nous sommes responsables de tout, du climat, de la guerre, des inégalités. On met le monde sur le dos de nos enfants à l’école et nous, comme adultes, nous ne pourrions pas poser une question sans que ce soit considéré comme une atteinte à la dignité des gens? Il y a là une dérive à laquelle je vais continuer à m’opposer.