En finir avec la culture de l’excuse

Notre société est souvent à l’image d’une cour d’école. Lorsqu’une bagarre éclate et qu’il faut trouver un responsable, c’est toujours la faute de l’autre, bouc émissaire idéal qui évite la remise en question. Prenons de la hauteur avec Ernest Renan (1823-1892).

Jeté malgré moi dans les affres de ce monde, j’apprécie particulièrement le charme de ma bibliothèque. Lorsque j’ouvre un livre, une sensation particulière s’empare de moi. L’odeur du papier vieilli et de l’encre me transporte dans une époque révolue. Les mots imprimés prennent une nouvelle vie, me permettant de voyager à travers les siècles et de découvrir des pensées, des idées et des réflexions qui ont résisté à l’épreuve du temps. C’est ce qui m’est arrivé récemment avec deux petits textes d’Ernest Renan : « La réforme intellectuelle et morale » (1871) et « Qu’est-ce qu’une nation ? » (1882).

Ernest Renan a vécu l’humiliation de la défaite française face à la Prusse en 1870 et la perte de l’Alsace-Lorraine. Allait-il accuser le nouvel Empire allemand de tous les maux ? Que nenni, il propose à ses compatriotes une réforme morale et intellectuelle. Dans le même sillage, alors que les États-nations et leurs idéologies préparent le terrain de futurs conflits, il propose une définition non essentialiste de la nation. 

Une vie placée sous le signe de l’intelligence

On ne lit plus Ernest Renan de nos jours. Son œuvre immense ne peut que décourager les lecteurs superficiels que nous sommes. Son érudition hors norme nous effraie : théologie, histoire, philologie, philosophie, archéologie, critique littéraire, etc. Et pourtant il fut un des maîtres à penser de son temps. Qui est cet étranger pourtant si proche, qui semble nous parler d’outre-tombe ?

Né en Bretagne en 1823, le jeune Renan, dont l’intelligence fulgurante est remarquée, se destine au sacerdoce. Étudiant à Saint-Nicolas-du-Chardonnet puis au séminaire de Saint-Sulpice, il se détourne de la voie cléricale pour se consacrer à la philologie et à l’histoire des religions. En 1862, Ernest Renan devient professeur d’hébreu au Collège de France, dont il est suspendu quatre jours après sa leçon inaugurale pour injure à la foi chrétienne. Un an plus tard, il publie la Vie de Jésus, où il affirme que la biographie de Jésus doit être étudiée comme celle de n’importe quel homme et que la Bible doit être soumise à une étude critique comme n’importe quel document historique. Il n’en fallait pas plus pour déclencher les foudres de l’Église catholique. En 1864, il est destitué de sa chaire au Collège de France. Avec l’effondrement du Second Empire, il retrouve son enseignement et devient administrateur du célèbre collège. Il finit sa vie couvert d’honneurs : élu à l’Académie française en 1878, grand officier de la Légion d’honneur en 1888. Il meurt en 1892. Dans le caveau où il repose, on peut lire ce qui fut sa vie : Veritatem delixi (J’ai aimé la vérité).

Un constat sans appel

À la suite du désastre de Sedan, loin de chercher des boucs émissaires extérieurs, Renan invite les lecteurs de « La réforme intellectuelle et morale » à un examen de conscience aussi douloureux que salutaire. 

Renan considère que l’effondrement de la France a une origine intellectuelle et qu’il faut trouver les médecines adaptées pour soigner le pays. La racine du mal est à chercher dans l’absolutisme monarchique qui usa la France au point d’en faire « une machine politique informe ». La Révolution française, qui fut un sursaut, précipita la chute : « Le jour où la France coupa la tête à son roi, elle commit un suicide ». Tout le XIXe, jusqu’à 1870, fut une suite de crimes et de malheurs. Loin de toute nostalgie pour une monarchie de droit divin, Renan considère que la monarchie est de droit historique : elle a façonné la France. Elle est la forme de gouvernement qui convient le mieux au pays parce qu’elle fut forgée par l’histoire.

La bonne santé de la nation suppose de l’ordre ainsi que de la continuité et non pas de l’agitation et du changement. Hors de la forme historique de gouvernement c’est l’anarchie et le pays est mené « à pleine voile vers la médiocrité ». La France est devenue « un feu sans flamme ni lumière ; un cœur sans chaleur ; un peuple sans prophète sachant dire ce qu’il sent ; une planète morte, parcourant son orbite d’un mouvement machinal ».

Bien plus, les contemporains de Renan sont aveuglés par leur légèreté et leur inconscience. Ils s’illusionnent sur eux-mêmes, prisonniers de leurs divertissements. Ce qui ne fait qu’aggraver le mal.

Des remèdes salutaires

En bon médecin, après avoir considéré le mal, Renan propose les remèdes. Il est évident que le retour à la forme historique de gouvernement que représente la monarchie est indispensable au rétablissement de la France : « Corrigeons-nous de la démocratie. Rétablissons la royauté (…) ».

Rétablir la royauté suppose qu’il faut rétablir une certaine noblesse. Qu’on ne s’y trompe pas, Renan ne pense pas ici aux petits marquis poudrés et prétentieux de Versailles. Il envisage plutôt une aristocratie morale, car « la civilisation à l’origine a été une œuvre aristocratique, l’œuvre d’un petit nombre (…) ». En fait Renan propose le retour des vrais notables, non pas des affairistes bourgeois, ou comme on dirait aujourd’hui, des technocrates : « La base de la vie provinciale devrait ainsi être un honnête gentilhomme de village, bien loyal, et un bon curé de campagne tout entier dévoué à l’éducation morale du peuple. (…) Cette gentry provinciale ne doit pas être tout ; mais elle est une base nécessaire. »

Finalement, dans cette entreprise de réforme, la priorité est donnée à l’instruction publique. Renan est prêt à laisser l’instruction primaire aux mains du clergé tant que ce dernier ne se mêle pas des degrés supérieurs. Le but de l’enseignement secondaire est de « fortifier l’intelligence ». Il faut favoriser les sciences, car « le résultat de l’éducation doit être que le jeune homme sache le plus possible de ce que l’esprit humain a découvert sur la réalité de l’univers. » En ce qui concerne l’enseignement universitaire, Renan propose de revenir au système médiéval, où une saine émulation existait entre les universités. Pour Renan, ces dernières « seraient des écoles de sérieux, d’honnêteté, de patriotisme. » Elles seraient des « foyers d’esprit aristocratique, réactionnaire (…) et presque féodal, des foyers de libre pensée, mais non de prosélytisme indiscret. » Rien que cela !

Une nation réellement « inclusive »

« Qu’est-ce qu’une nation ? », publié en 1882, prolonge la pensée de Renan. Dans cette conférence, il explore la notion de nation et propose une approche plus subjective et culturelle de la formation et de l’existence des nations, par opposition à une définition purement basée sur des critères ethniques, géographiques ou politiques. Pour l’académicien, la nation est d’abord un principe spirituel : « Une nation est une âme, un principe spirituel. L’une est dans le passé, l’autre dans le présent. L’une est la possession en commun d’un riche legs de souvenir ; l’autre est le consentement actuel, le désir de vivre ensemble, la volonté de continuer à faire valoir l’héritage qu’on a reçu indivis. »

Une nation n’est pas simplement définie par des liens de sang, de race ou de langue, mais plutôt par un sentiment de volonté commune et de solidarité partagée. Renan affirme que la nation est un lien psychologique et moral qui se forme grâce à un héritage culturel commun, des traditions, des valeurs et des aspirations partagées. Il n’hésite pas à écrire que : « L’homme n’est esclave ni de sa race, ni de sa langue, ni de sa religion, ni du cours des fleuves, ni de la direction des chaînes de montagnes. Une grande agrégation d’hommes, saine d’esprit et chaude de cœur, crée une conscience morale qui s’appelle une nation. Tant que cette conscience morale prouve sa force par les sacrifices qu’exige l’abdication de l’individu au profit d’une communauté, elle est légitime, elle a le droit d’exister. »

« Un plébiscite de tous les jours »

Renan souligne l’importance du consentement librement donné par les individus qui composent une nation, en soulignant que la participation volontaire et le désir de vivre ensemble sont essentiels pour la construction et la pérennité d’une nation : « L’existence d’une nation est un plébiscite de tous les jours ».

La nation est donc une construction sociale et historique, en constante évolution. Elle repose sur la volonté de ses membres de se considérer comme une communauté unie. Il insiste sur le fait qu’une nation ne peut pas être définie par des critères immuables ou exclusifs, mais plutôt par des facteurs culturels et sociaux qui permettent la coexistence pacifique et la collaboration entre ses membres.

Osons lire Renan !

Avec Renan, nous nous trouvons face à une pensée et des idées qui peuvent encore façonner l’histoire et influencer notre compréhension du monde. Cela nous rappelle que nous sommes les héritiers de cette richesse intellectuelle, et que nous avons le privilège de la transmettre aux générations futures. L’illustre Breton nous apprend la lucidité et le réalisme : « Ne jamais trop espérer, ne jamais désespérer, doit être notre devise. Souvenons-nous que la tristesse seule est féconde en grandes choses, et que le vrai moyen de relever notre pauvre pays, c’est de lui montrer l’abîme où il est ». Lire Renan c’est comprendre qu’il « n’a pas laissé de doctrine, mais un état d’esprit » (Alain de Benoist). À bon entendeur, salut !

Paul Sernine

La seule vraie patrie

« Je me suis étudié toute ma vie à être bon patriote, ainsi qu’un honnête homme doit l’être, mais en même temps à me garder du patriotisme exagéré comme d’une cause d’erreur. Ma philosophie, d’ailleurs, est l’idéalisme ; où je vois le bien, le beau, le vrai, là est ma patrie. »

Lettre à David Strauss, septembre 1870

Le testament politique de Renan

« Le morceau de ce volume auquel j’attache le plus d’importance, et sur lequel je me permets d’appeler l’attention du lecteur, est la conférence : Qu’est-ce qu’une Nation ? J’en ai pesé chaque mot avec le plus grand soin : c’est ma profession de foi en ce qui touche les choses humaines, et, quand la civilisation moderne aura sombré par suite de l’équivoque funeste de ces mots : nation, nationalité, race, je désire qu’on se souvienne de ces vingt pages-là. Je les crois tout à fait correctes. »

E. Renan, Discours et conférences (1887)

Jean Balcou, Ernest Renan, une biographie, Honoré Champion, 2017.

Ernest Renan, Qu’est-ce qu’une nation ?, L’Esprit du Temps, 2021.

Ernest Renan, La réforme intellectuelle et morale, Perrin, 2011.