Drôles de jeux

12 novembre 2025 — par Claude Laporte

Pendant longtemps, j’avais honte d’aimer le médiéval-fantastique à la sauce Donjons & "Dragons ou Warhammer, alors que je baillais à la lecture de Tolkien." (Photo de l'auteur)

Il est toujours difficile d’aborder les sujets aussi intimes, mais le moment est venu de surmonter la pudeur et les inhibitions. Pas parce que ma vie aurait le moindre intérêt, mais parce que le sujet que j’aborde aujourd’hui est important et méconnu. Important parce que méconnu.

Les jeux de rôles auront été le centre d’intérêt le plus important et le plus constant de toute mon existence. Plus encore que les convictions religieuses ou les choix politiques, la pratique du jeu de rôles aura contribué à me faire subir l’intolérance fanatique des sociétés francophones européennes qui donnent des leçons au monde entier. Car, je l’expliquerai plus loin, il y eut un temps où les rôlistes faisaient partie, en France et dans les pays voisins, des minorités stigmatisées par la télévision d’État et l’appareil médiatique du genre Libération – bref, les gendarmes du système avec leurs grosses matraques, au service d’un système agonisant mais qui n’en finit pas de broyer l’Europe depuis Mai-1968, « les prodromes de l’Antéchrist » (Nikita Struve).

Il convient d’abord d’expliquer de quoi l’on parle. Il ne s’agit pas ici de jeux vidéo ou de gens déguisés qui jouent aux gendarmes et aux voleurs (cela, ce serait du jeu de rôles grandeur nature, pour autant que les participants se soient mis d’accord sur des règles et des arbitres). Je parle bien du jeu de rôles sur table, celui où un groupe de quelques joueurs incarne chacun un alter ego (personnage joueur ou PJ), tandis que l’arbitre (maître du jeu) incarne tout le reste de l’univers (personnages non joueurs ou PNJ) dans le cadre d’une aventure dont le script a été écrit à l’avance (scénario) et en appliquant des règles propres à chaque jeu (et qui peuvent parfois faire des centaines de pages, par exemple lorsque les auteurs du jeu prévoient des règles pour simuler la noyade, le déplacement dans la neige ou les effets de la disette). Des jeux dans lesquels on a accès à un univers infini, où la seule limite est l’imagination et où on n’a besoin que de papier, de crayon, et de dés (dans la plupart des cas) pour vivre toutes les aventures possibles et impossibles. La parenté avec le théâtre et la littérature est évidente, et c’est peut- être pour cela que ces jeux n’ont pas plu aux médias de grand chemin.

On sait que les deux jeux de rôles qui ont eu le plus de succès dans le monde sont Donjons & Dragons et L’Appel de Cthulhu, tous les deux d’origine étasunienne. L’Appel de Cthulhu se déroule dans le monde pour le moins angoissant imaginé par HP Lovecraft, dont la destinée post mortem est un sujet de méditation inépuisable. De son vivant, Lovecraft n’a rien publié en volume ; tout ce qu’il a écrit a paru dans des revues. Le jeu de rôles que Sandy Petersen a tiré de son œuvre a sans doute contribué à populariser cet archétype de l’écrivain maudit. Puis l’auteur le plus considérable de notre époque, Michel Houellebecq, lui a consacré un essai, et Lovecraft a fini par entrer dans la Pléiade en 2024, dans la même fournée qu’Italo Calvino et DH Lawrence. Dans le monde francophone, une publication dans la prestigieuse collection de Gallimard est une forme de consécration supérieure au Prix Nobel de littérature (et moins marquée par l’idéologie). 

En revanche, contrairement à ce que l’on pourrait penser, Donjons & Dragons n’est pas une adaptation de l’œuvre de JRR Tolkien, même si le jeu de rôles a certainement contribué à relancer la popularité de l’auteur du Seigneur des Anneaux. Pendant trente ans, j’ai traîné un complexe de culpabilité en raison de mon peu d’appétence pour les écrits de Tolkien. (J’ai lu le Silmarillon et Bilbo le Hobbit, mais je n’ai pas réussi à aller au-delà du premier tome du Seigneur des Anneaux.) Dans Donjons & Dragons, il y a des elfes, des nains, des orques, des hobbits (devenus halflings dans la version anglaise et Petites-Gens dans la version française), ce qui évoque le monde de Tolkien. Pendant longtemps, j’avais honte d’aimer le médiéval-fantastique à la sauce Donjons & Dragons ou Warhammer, alors que je baillais à la lecture de Tolkien. Il a fallu attendre 2025 pour qu’en lisant la biographie de Gary Gygax, je découvre que le créateur de Donjons & Dragons n’aimait pas non plus Tolkien, ce qui me valait absolution.

La suite est réservée aux abonnés : la naissance du jeu de rôles, ses origines militaires, et la campagne médiatique qui a tenté de l’interdire dans les années 1980Veuillez vous connecter. 
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