Des Vert-e-s dans le fruit de la démocratie

S’il est un thème à propos duquel on peut difficilement juger que les médias d’État suisses romands flattent les instincts conservateurs de la population, c’est bien celui du genre. Podcasts entiers consacrés à la vie de couple de deux journalistes lesbiennes, drag queen vegan invitée au 12h45, reportages à la gloire des personnes dites non-binaires… Pas un jour, ou presque, sans que des questions sociétales ne saturent les ondes.

Pourtant, au début du mois, un important mouvement de contestation contre la RTS a pris forme chez certains militants LGBTQIA+ romands. En cause, la diffusion d’un reportage de l’émission Temps Présent consacré aux personnes revenant en arrière dans leur transition de genres, voire regrettant d’être passées par la case opération. Pourquoi un tel tollé ? Parce que ce sujet, pourtant traité avec beaucoup de pincettes, pointait une réalité « marginale » du point de vue des militants. Une réalité, aussi, qu’aimeraient sans doute cacher ceux qui font de la mobilité des genres l’ultime Eldorado de notre civilisation. Or, au petit jeu de l’indignation opportuniste, deux figures des Vert-e-s vaudois semblent bien avoir tiré leur épingle du jeu. L’inénarrable Marius Diserens, tout d’abord : pourtant régulièrement porté aux nues par les médias, l’élu queer nyonnais a commenté l’émission honnie en direct sur le réseau social Twitter. Et sans surprise, l’homme (ndlr il se « genre » au masculin) s’est lâché. Nous y reviendrons.

Une pression digne d’une secte

« Nous y reviendrons » car dans un premier temps, ce ne sont même pas ses réactions qui interrogent, mais son opposition de principe à la diffusion d’un reportage sur un thème jugé trop sulfureux. Ainsi, alors que des militants queers appelaient à faire un « maximum de pression » pour que la RTS renonce à son émission, l’élu écologiste n’hésitait pas à confirmer : « On est au courant avec de nombreux-euses (sic) activistes et associations et on est dessus » (24 février 2023). Une semaine avant la diffusion du reportage, l’élu ne se cachait donc pas de s’engager contre la liberté de la presse. Posture étonnante pour un candidat au Conseil national ? Pour le moins, mais elle n’allait pas s’améliorer au moment de la diffusion. Morceaux choisis : « Il n’y a pas à avoir de débats sur le droit des enfants à l’autodétermination » en matière de changement de sexe. Ou encore, à propos d’une manifestation organisée devant la RTS avant la diffusion de l’émission : « Au lieu de se questionner sur la manifestation, peut-être faudrait-il comprendre pourquoi tous les professionnels de la santé et politique ont refusé de s’exprimer. La question est plutôt de savoir ce qu’il est acceptable de couvrir comme sujet en tant que journalistes et médias. » 

Étrange posture politique que celle de l’être suprême à même de décider de quoi il est acceptable ou non de traiter lorsque l’on est journaliste. Mais pas de quoi effrayer la Conseillère nationale Léonore Porchet. Pourtant présidente de la fondation Santé Sexuelle Suisse, la Vaudoise n’a pas hésité à recommander à la population de lire les élucubrations de son camarade au lieu de se faire une idée par elle-même, là encore avantdiffusion: « Transphobie en prime time ce soir sur la @RadioTeleSuisse, c’est vraiment pitoyable sur le service public… Marius vous fait un résumé (…) pas besoin de vous taper l’entier de cette chose donc, merci Marius ».

La sortie de route d’une conseillère nationale

Interpellé par ces différentes déclarations, nous avons pris ou repris contact avec les deux élus pour leur demander quelques précisions sur leur rapport à la liberté de la presse. Nous avons par exemple demandé à Marius Diserens comment il établissait le champ de la respectabilité au niveau des sujets traités par les journalistes. Sans réponse. Fin de non-recevoir également du côté de Léonore Porchet, à laquelle nous avons fait parvenir la question suivante : « Comme présidente de « Santé Sexuelle Suisse », ne jugez-vous pas délicat d’encourager les gens à ignorer un problématique de santé » ? Quant au compte Twitter du parti Suisse, il nous a carrément bloqué après une simple question, consistant à lui demander si la vision de la liberté de la presse d’un Marius Diserens est conforme à la ligne du parti. Mais nous voilà rassurés car Rahel Estermann, secrétaire générale de la formation écologiste, nous répond dans un courriel laconique : « Les VERT-E-S s’engagent depuis toujours en faveur de la liberté de la presse. Une bonne démocratie ne fonctionne que si la population peut s’informer auprès de médias variés, indépendants et de qualité. » 

Reste qu’au sein-même du parti, des voix commencent à s’agacer. « Ces postures extrêmement militantes me posent un problème », témoigne un militant chevronné. A ses yeux, le cœur du combat écologiste semble progressivement éclipsé par des luttes toujours plus marginales, à l’image par exemple de la revalorisation de l’héritage des sorcières (ndlr un cheval de bataille de Léonore Porchet). Un positionnement très stratégique pour faire un carton en contexte électoral ? Pour les gens qui se profilent sur ces thèmes, peut-être, mais moins pour le parti. Certains, lassés de voir leur formation s’enfoncer toujours plus loin dans le domaine des luttes « sociétales », songeraient même à quitter le bateau. « Cela n’a pas été thématisé en interne, mais on l’entend de plus en plus », conclut notre interlocuteur.

Finalement, la mobilisation contre Temps Présent pourrait même avoir débouché sur une publicité dont les activistes LGBTQIA+ se seraient bien passés : l’Association pour une Approche Mesurée des Questionnements de Genre chez les Jeunes, dont un membre témoignait dans le reportage, annonce avoir observé un boum des inscriptions après l’émission. Pas mal pour un mouvement que ses adversaires ont constamment tenté de discréditer en le présentant comme un sous-marin de l’extrême-droite.

L’énorme coup de gueule du producteur de Temps Présent 

Avant, pendant et après la diffusion du reportage sur les détransitions, l’équipe de l’émission de la RTS a été durement attaquée en raison de l’anglage de son sujet. Dans cette lettre que nous reproduisons intégralement, Jean-Philippe Ceppi, producteur, revient sur cette période hors norme. Ses mots sont très forts. 

« Il est rare que Temps Présent soit confronté à de telles pressions, à caractère presque sectaires à l’égard d’un tel sujet, avec tout ce que cela implique de recours à des méthodes dont on a peu l’habitude dans une démocratie participative et ouverte au débat comme la nôtre. Nous avons subi de véritables charges organisées sur les réseaux sociaux avec toujours les mêmes arguments fallacieux AVANT la diffusion. Nous avons fait face à une vague de boycott du film avec un mot d’ordre diffusé à tous les participants « experts » et associatifs, qui se sont retirés en cours de montage. C’est une pratique condamnée par le Conseil suisse de la Presse, qui considère que d’accepter de participer à une interview est un engagement moral qui doit être respecté. Des aménagements en fin de montage, un visionnement des séquences retenues, sont toujours possibles. Mais le retrait pur et simple à quelques jours de la diffusion est une mesure extrêmement hostile, qui vise à mettre en péril tout le reportage. 

Les organisations militantes ont aussi tenté de faire pression directement sur la Direction de la RTS pour empêcher la diffusion. Ce sont des manœuvres rares qui sont heureusement vouées à l’échec au sein du service public. Le soir de la diffusion, nous avons eu droit à une manifestation devant la Tour de la RTS à Genève. J’ajoute des attaques inqualifiables visant à discréditer le professionnalisme des auteurs du reportage, sur leur intégrité, leur éthique. Après la diffusion, nous avons dû faire face au fameux shitstormorganisé contre Temps Présent sur les réseaux sociaux, avec des menaces calomnieuses, des insultes, au sens du Code pénal. Une organisation militante a même accusé Temps Présent et ses journalistes d’avoir « pris part et relayé la propagande fasciste visant à (…) l’extermination des personnes queer ».  C’est tellement excessif que cela me rappelle nos enquêtes sur les Scientologues ou les Témoins de Jéhovah, et parfois, les évangéliques.  

« Je suis bien sûr, à titre personnel, préoccupé par les réactions opportunistes de quelques politiques sur les réseaux avant même la diffusion du reportage. »

Je suis bien sûr, à titre personnel, préoccupé par les réactions opportunistes de quelques politiques sur les réseaux avant même la diffusion du reportage. Ma fonction m’astreint à un devoir de réserve qui exige que je m’abstienne de toute appréciation politique. Cela dit, je m’inquiète de ces positions au regard de la liberté d’expression, de la liberté de la presse et du mandat de Temps Présent, qui pratique un journalisme indépendant et critique sur tous les sujets, y compris les plus dérangeants. Je n’ose imaginer la réaction de ces milieux si notre émission faisait l’objet du même type de pression, par exemple en provenance de l’économie ou de milieux conservateurs. 

Je sors de cette expérience, et notre rédaction également, plutôt optimiste et rassuré. Nous avons été ensevelis de messages de soutiens, dans leur écrasante majorité, absolument bienveillants, pas du tout transphobes. Bien sûr, il y a encore quelques hurluberlus qui colportent l’intolérance. Mais Je crois que nous avons contribué à crever un abcès, à porter à la fois le message d’une minorité transgenre qui s’inquiète de possibles dérives, mais également de la majorité silencieuse. Nous avons reçu d’innombrables messages de soutien et d’admiration de collègues journalistes étrangers qui dans leurs pays respectifs n’osent tout simplement plus faire leur métier. Je suis frappé que simultanément à notre reportage le New York Times, grand quotidien libéral et progressiste, soit à son tour attaqué pour transphobie. Je note avec satisfaction que le prestigieux magazine français l’Express, fondée par la grande féministe Françoise Giroud, porte également la voix des milieux scientifiques inquiets de possibles erreurs de diagnostics, entre autisme et dysphorie de genre. La question n’est pas seulement de savoir si cela est fondé ou non. La question est : peut-on en parler ? Il était temps d’ouvrir un débat nécessaire, et cela devrait faire réfléchir ceux qui se revendiquent progressistes. »