Comment ne pas lire de la fiente 

Aussi régulier que le Beaujolais nouveau à mi-novembre, chaque été voit revenir les listes de livres à lire sur les plages ainsi que l’annonce de la rentrée littéraire de septembre. Face à cette débauche d’ouvrages que lire et surtout comment lire ? C’est l’occasion rêvée de poser la question au poète controversé Ezra Pound (1885-1972).

Imaginez un amphithéâtre universitaire, un cours sur la poésie, une assistance clairsemée et assoupie. Au milieu de ce ronron, le professeur pose une question pour réveiller les étudiants : « Donnez-moi le nom du plus grand poète du XXème siècle ? » Des têtes se redressent, des mains se lèvent timidement et des langues se délient à tour de rôle. Des noms sont lancés : Paul Valéry, René Char, Louis Aragon, etc. Au milieu de cette litanie d’auteurs convenus, une voix crie : « Ezra Pound ! » Le vénérable professeur se raidit et poursuit son cours. Nous n’avons jamais su quel était à ses yeux le plus grand poète XXème siècle.

Qui est donc Ezra Pound ? Pourquoi une telle gêne lors de son évocation ?

Une vie controversée

Issu d’une famille bourgeoise, Ezra Pound naît le 30 octobre 1885 à Halley dans l’Idaho. Tranchant avec son époque, il se spécialise dans la littérature provençale à l’Université de Pennsylvanie à Philadelphie.

A l’âge de vingt-trois ans, il s’installe en Europe : Gibraltar, Venise puis Londres où il demeure jusqu’en 1920. Pound se place au cœur des grands mouvements poétiques que ce soit le modernisme, le vorticisme ou l’imagisme tout en étant attaché à Homère et Dante ou en redécouvrant la poésie chinoise. Confronté au choc de la Première Guerre mondiale, il commence la rédaction des Cantos qui se poursuivront jusqu’en 1966. Nullement concentré exclusivement sur sa propre œuvre, Pound a à cœur de soutenir et promouvoir de nombreux écrivains contemporains, dont T.S. Eliot, James Joyce et William Butler Yeats.

 En 1924, Pound s’installe à Rapallo, près de Gênes. Entre 1941 et 1943, il réalise plus de trois-cents discours radiophoniques en faveur du régime fasciste de Mussolini. Après la chute du Duce et la proclamation du régime fantoche de la République de Salo, Pound s’installe à Milan afin de continuer ses émissions de propagande radiophonique.

Accusé de haute trahison par le gouvernement des États-Unis, il est arrêté le 3 mai 1945. Il est transféré à Washington, mais étant considéré comme mentalement irresponsable, son procès n’aura jamais lieu. Interné treize ans dans un asile psychiatrique, il devra sa libération à la mobilisation d’Ernest Hemingway et de Robert Frost entre autres.

Pound va passer les dernières années de sa vie en Italie, où il va s’enfermer dans un silence interrompu une dernière fois en 1968 par un entretien avec Pasolini. Il rend l’âme le 1er novembre 1972 à Venise où il est enterré.

L’entretien avec Pasolini, tiré des archives de la Rai.

Les errances idéologiques

Les opinions politiques de Pound, en particulier son soutien au fascisme, suscitent de vives critiques et controverses. Il est important de noter que les convictions politiques de Pound étaient souvent contradictoires et changeantes.

En fait l’auteur des Cantos a exprimé des idées anarchistes dans certains de ses écrits et correspondances. Il critiquait le pouvoir centralisé et les structures de gouvernement, préconisant la décentralisation et la liberté individuelle. Il soutenait également des concepts tels que l’autonomie locale et la primauté des communautés autonomes. On est loin du culte de l’État omnipotent et omniprésent.

Bien que condamné par l’histoire, le fascisme de Pound peut être compris plutôt comme une position esthétique au sens que lui donne Jean Turlais en 1943 : le fascisme « c’est une conception subjective du monde et de la vie, une morale ; c’est surtout une esthétique. Il réside tout entier dans une certaine attitude de l’homme, une certaine manière de regarder les choses. »

Il y a un autre problème avec Pound, c’est son antisémitisme foncier, du moins depuis les années 30. Peut-on considérer avec Mary de Rachewiltz, sa fille, qu’Ezra Pound « a fait des erreurs et (que) nous devons prendre son bon côté, comme il le faisait avec les autres. Il est tombé dans certains clichés antisémites qui sévissaient en Europe et aux Etats-Unis à l’époque » ? Je ne le pense pas. Pound s’est clairement fourvoyé et cela restera une tache indélébile sur son œuvre, mais ce n’est pas notre propos ici.

Tout à gauche, la cage dans laquelle Pound sera enfermé trois semaines après son arrestation, avant d’être expédié aux Etats-Unis. Source: (1999) Ezra and Dorothy Pound: Letters in Captivity, 1945–1946, Oxford: Oxford University Press

Que lire ?

C’est la question que se posent les parents quand leur progéniture commence à s’approcher d’une bibliothèque. C’est le casse-tête de l’enseignant qui doit intéresser ses élèves à autre chose qu’à leurs consoles de jeux ou aux séries Netflix. Finalement, c’est l’interrogation de tout honnête homme qui se respecte.

Dans un essai publié en 1934 (ABC de la lecture) et qui reprend les théories d’un essai précédent (Comment lire), Pound joue le rôle d’un professeur atypique. Il nous invite à dépasser la solennité des œuvres dites classiques et à séparer les grands textes des médiocres car « il est indispensable d’arracher les mauvaises herbes pour que le jardin des Muses reste un jardin »

Comment opérer cette discrimination ?

Il faut considérer « que la fonction de la littérature en tant que force dont la production est digne d’éloges est précisément d’inciter l’humanité à continuer de vivre ; elle soulage l’esprit de sa tension et le nourrit, j’entends bien comme nutrition de l’impulsion. » En fait, le classique ce n’est pas l’œuvre construite sur des styles précis et des règles fixes, mais c’est une œuvre habitée par une force, une fraîcheur. En effet, « la grande littérature n’est que du langage chargé de sens ».

Pound nous fournit une liste d’auteurs et d’œuvres incontournables dont Confucius, Homère, Ovide, Properce, le Seafarer, une trentaine de poèmes en provençal, quelques chansons de minnesänger, Dante, Villon, Voltaire, Stendhal et Flaubert, Théophile Gautier, Tristan Corbière et Rimbaud. Ces œuvres ainsi que leurs auteurs peuvent être pris comme aune et gardés à l’esprit avant d’évaluer un livre.

Comment « évaluer » un auteur et son œuvre ?

Pour nous aider Pound identifie six types d’écrivains : les inventeurs, les maîtres, les « dilueurs », les écrivains médiocres et chanceux, les écrivains laborieux, les écrivains à la mode. Il s’agit de lire et de choisir les maîtres, c’est-à-dire ceux qui combinent un grand nombre d’inventions en plus de la leur. Par exemple, Georges Simenon pour le roman policier ou Madame de Lafayette pour le roman dit psychologique. Il serait intéressant de savoir dans quel type on mettrait Annie Ernaux, Michel Houellebecq et Virginie Despentes ? A vous de jouer ! 

Comment lire ?

Pour Ezra Pound la littérature ne s’enseigne pas, elle se ressent, elle se vit. Pound invite les lecteurs à s’engager dans les textes, à participer à l’acte de lecture. La lecture devient une expérience interactive entre le lecteur et le texte : « Un homme ne comprend pas un livre profond avant d’avoir vu et vécu au moins une partie de ce qu’il contient. »

C’est dans ce sillage que Pound conseille l’exploration littéraire et la découverte d’auteurs et d’œuvres variés. Cette découverte engage le lecteur à découvrir l’histoire et la culture qui ont façonné un texte pour en apprécier toutes les dimensions.

On comprend bien que Pound valorise l’expérience émotionnelle et le choc esthétique dans la lecture. Par la puissance évocatrice des mots et des images, la prose tout comme la poésie doivent susciter des émotions et provoquer une réaction chez le lecteur. Pound nous encourage à prêter attention aux images, aux nuances ainsi qu’au sonorité des mots. Tout est important pour s’immerger dans un texte. Pound n’hésite pas écrire : « Je crois en un rythme absolu, c’est-à-dire un rythme qui en poésie corresponde exactement à l’émotion ou au degré d’émotion à exprimer. Le rythme d’un homme doit être interprétatif, c’est-à-dire qu’il sera en fin de compte son propre rythme inimitable et qui n’imite rien. »

Ainsi la lecture peut devenir une expérience esthétique, où la musicalité des mots et la structure du texte contribuent à créer une expérience totale.

Face à l’ouragan

Le constat que Pound dressait de son temps semble, hélas, toujours valable aujourd’hui : « L’Occident tout entier se baigne dans un égout mental, parce que le Journal du matin tiré à dix millions d’exemplaires est chargé d’éveiller chaque jour le cerveau des occidentaux. » Pour sortir de cet « égout mental », il semble important de redécouvrir le sens de la lecture et d’opérer une saine discrimination entre ce qui vaut la peine d’être lu et ce qui mérite la corbeille.

Pound nous invite à un voyage dans les méandres du temps et de l’esprit humain. Une danse entre le passé et le présent, où les voix des poètes et des philosophes résonnent encore, transcendant les limites des époques et des frontières.

L’auteur des Cantos, nous convie à une danse avec l’imaginaire, où les images prennent vie et les rêves se déploient. Les mots se transforment en mélodie, résonnant dans les recoins les plus profonds de notre être. Les livres deviennent des compagnons fidèles, nous guidant à travers les labyrinthes de la pensée et illuminant les chemins sombres de la connaissance.

Bien plus, Pound nous propose de scander les premiers vers de l’Iliade, le chant XXXIII du Paradis de Dante ou même certains de ces Cantos, torse nu par une nuit de tempête en pleine montagne. Alors, nous apprendrons, selon ses propres mots, à « être des hommes et non des destructeurs ».

Paul Sernine 

Cantos XLV : Par Usura

Par usura n’ont les hommes maisons de pierre saine
blocs lisses finement taillés scellés pour que
la frise couvre leur surface
par usura
n’ont les hommes paradis peint au mur de leurs églises
*harpes et luz*
où la vierge fait accueil au message
où le halo rayonne en entailles
par usura

(…)

sera ton pain de chiffres encore plus rance
sera ton pain aussi sec que papier
sans blé de la montagne farine pure
par usura la ligne s’épaissit
par usura n’est plus de claire démarcation
les hommes n’ont plus site pour leurs demeures.
Et le tailleur est privé de sa pierre
le tisserand de son métier

PAR USURA

la laine déserte les marchés
le troupeau perte pure par usura.
Usura est murène, usura
use l’aiguille aux doigts de la couseuse
suspend l’adresse de la fileuse. (…)
Usura rouille le ciseau
Rouille l’art de l’artiste
Rogne fil sur le métier

(…)

Usura assassine l’enfant au sein
Entrave la cour du jouvenceau

(…)

Les cadavres banquettent
Au signal d’usura.

N.B. Usure : Loyer sur le pouvoir d’achat, imposé sans égard à la production ; souvent même sans égard aux possibilités de production. (D’où la faillite de la banque Médicis.)

Biographies :

  • John Tytell, Ezra Pound, le volcan solitaire, Editions du Rocher, 2002.
  • Humphrey Carpenter, Ezra Pound, Belfond, 1992.

Oeuvres :

  • Les Cantos, Le livre de poche, 1989. (édition abrégée)
  • Les Cantos, Flammarion, 2013. (édition complète)
  • Comment lire, Pierre-Guillaume de Roux, 2012.
  • ABC de la lecture, Bartillat, 2022.

Souvenirs de sa fille :

  • Mary de Rachewiltz, Ezra Pound éducateur et père – Discrétions, Pierre-Guillaume de Roux, 2017.