Citoyens des cieux

Sur le même palier que ma tante maternelle vivait un étrange personnage. Enfants, mes cousins et moi étions intrigués par cet homme d’âge mûr à l’accent espagnol. Sa porte était toujours ouverte et des gens venaient souvent le voir. Un jour, nous nous sommes hasardés à jeter un bref coup d’œil à travers la porte entr’ouverte et c’est alors que sa tête est apparue face à nous. Surpris, nous avons hésité entre la fuite ou de plates excuses. Loin d’être énervé le vieil homme nous a invité à entrer dans son modeste logis dont les parois étaient couvertes de livres. « Bienvenue chez moi !  Je suis le Père Angel. » Après nous avoir offert une citronnade et une part de tarte, il nous a raconté sa vie de missionnaire en nous montrant des timbres d’Extrême-Orient. Nous sommes souvent revenus chez le Père Angel. À chaque fois, j’étais intrigué par le Christ crucifié sans bras, sans croix et tout cabossé qui ornait le mur. « Père, pourquoi ce Christ est-il tout cabossé ?» ai-je dit en désignant l’objet. Et le vieux prêtre de m’expliquer, les larmes aux yeux, que sa mère avait arraché ce Christ à des soldats républicains qui jouaient avec au football lors de la guerre civile espagnole. Je me vois encore dans la fougue de la jeunesse lui dire que les franquistes c’était bien mieux. Il y a eu un grand silence et, le regard rempli de douceur, le prêtre m’a dit : « Non » et il a ajouté « Vois-tu, Paul, si je ne répare pas ce Christ c’est pour me souvenir que nous sommes citoyens des cieux. »

Une méprise fatale

On pourrait considérer que l’anarchisme chrétien cherche à concilier la foi chrétienne avec les idées anarchistes. Bien que cela semble contradictoire, Jacques Ellul (1912-1994) a tenté de trouver des points de convergence entre ces deux idéaux. Bien plus, il propose un christianisme « authentique » qui serait par essence anarchiste.

Jacques Ellul chez lui à Pessac, en 1990. (Jan van Boeckel/ReRun Productions - Wikimedia Commons)
Jacques Ellul chez lui à Pessac, en 1990. (Jan van Boeckel/ReRun Productions – Wikimedia Commons)

Dans son ouvrage, Anarchie et christianisme, Ellul part du constat que « les anarchistes sont hostiles à toutes religions (et le christianisme est de toute évidence classé dans cette catégorie), il va non moins de soi que les pieux chrétiens ont horreur de l’anarchie, source de désordre et négation des autorités établies ». C’est précisément ce qu’il veut remettre en question.

Ellul découvre l’anarchisme par sa fréquentation et son étude des saintes écritures : « Plus j’étudiais, plus je comprenais sérieusement le message biblique (et biblique entièrement, pas seulement le « doux » Évangile de Jésus !), plus je rencontrais l’impossibilité d’une obéissance serve à l’État, et plus j’apercevais dans cette Bible les orientations vers un certain anarchisme. »

En fait, il semble qu’Ellul instrumentalise la Bible en faisant une lecture réductrice inspirée de l’anarchisme mondain : « Nous devons maintenir cette claire certitude que la Bible nous apporte une Parole antipouvoir, antiétatique et antipolitique. »

Dans La subversion du christianisme, Ellul poursuit sa déconstruction en remettant en cause la société, la culture et la civilisation chrétienne qui représentent « une culture en tout inverse de ce que nous lisons dans la Bible, de ce qui est le texte indiscutable à la fois de la Torah, des prophètes, de Jésus et de Paul ».

En fait Ellul se comporte comme un enfant gâté qui fait sa crise d’adolescence en rejetant tout ce qu’il a reçu afin de soi-disant s’émanciper. Ellul ne s’émancipe pas, il ne fait qu’appliquer une grille de lecture mondaine à la Bible en rejetant tout ancrage dans la Tradition.

Un exemple contemporain de cette méprise est celui du journaliste Falk van Gaver. Ce dernier a remis sur le devant de la scène le concept d’anarchisme chrétien en publiant, entre 2012 et 2015, deux ouvrages sur le sujet avec Jacques de Guillebon. Actuellement, il se proclame athée et il se dit proche de l’écologie radicale, de l’antispécisme et du véganisme.

Comment éviter cette méprise et concilier anarchisme et christianisme ?

La riante figure de Chesterton

Une fois de plus nous nous retrouvons face à Chesterton. De prime abord, on ne peut pas le qualifier d’anarchiste et pourtant comme le relevait Henri Massis : « Bien décidé à jeter bas le mur maussade qui cache la splendeur de l’univers créé, Chesterton se fit (…) une belle réputation d’anarchiste et de démolisseur » (De L’homme à Dieu – 1959).

Contre l’anarchisme sans Dieu, ce roman fabuleux.

Dans son roman Le nommé Jeudi, Chesterton réduit en poussière l’anarchisme sans Dieu. Pour lui, l’anarchisme n’est pas une pensée rationnelle, elle relève d’une utopie sociétale qui n’est que la caricature de la volonté du Créateur. Veut-elle réduire les injustices ? Elle ne fait que les venger. Elle est faite pour retourner au néant qui l’a engendré.

Pourtant grâce à son ancrage dans la réalité, et sa conversion au catholicisme, il évite les écueils d’un anarchisme mondain. En effet, « l’Église catholique est la seule chose qui épargne à l’homme l’esclavage dégradant d’être un enfant de son temps » (L’Église catholique et la conversion – 1926).

Bien qu’étant inclassable, Chesterton fait siennes un bon nombre d’idées anarchistes. Dans Orthodoxie(1908), Chesterton critique et s’oppose à la concentration du pouvoir, que ce soit dans les mains d’un gouvernement ou d’autres institutions. Chesterton a aussi valorisé la liberté individuelle. Ses critiques des systèmes qui restreignent la liberté personnelle peuvent résonner avec les idées anarchistes. La défense de la propriété locale et la critique du capitalisme est aussi à prendre en compte. Enfin, comment ne pas songer au distributisme qui promeut la distribution équitable de la propriété productive. Chesterton soutient l’idée que la propriété doit être plus largement répartie pour éviter de trop grandes inégalités.

Les Béatitudes

Comme je l’ai déjà relevé, l’anarchisme chrétien s’enracine dans la tradition et la vie ecclésiale. Chesterton a été bouleversé par la lecture du Sermon sur la Montagne : « À la première lecture du Sermon sur la Montagne, vous avez l’impression qu’il bouleverse tout, mais la deuxième fois que vous le lisez, vous découvrez que cela remet tout à l’endroit. La première fois que vous le lisez, vous sentez que c’est impossible ; la deuxième fois, vous sentez que rien d’autre n’est possible. »

Le Sermon sur la Montagne, qui débute par les Béatitudes, ne pourrait-il pas être considéré comme la feuille de route de cet anarchisme ?

Le Sermon sur la montagne, par Cosimo Rosselli, chapelle Sixtine. Les sources d'un autre anarchisme ?
Le Sermon sur la montagne, par Cosimo Rosselli, chapelle Sixtine. Les sources d’un autre anarchisme ?

Dans l’Église orthodoxe, quand on célèbre la liturgie de saint Jean Chrysostome, avant l’entrée de l’évangéliaire, on chante les Béatitudes dans l’ordre où on les trouve dans l’Évangile de saint Matthieu (5, 3-12). Au début, on ajoute un verset reprenant les paroles du bon larron sur la croix. Bien plus, quand on ne célèbre pas la liturgie chaque jour, on retrouve les Béatitudes lors de l’office des Typiques. Je ne me lasse jamais de revenir aux Béatitudes qui chaque jour me rappellent le message réellement révolutionnaire du christianisme : la pauvreté spirituelle et ses rapports avec l’humilité, la douceur qui n’est pas faiblesse, la charité sous ses différentes formes, la pureté du cœur, la paix, l’acceptation patiente des persécutions pour la justice, la joie imprenable.

Les Béatitudes

« Dans ton Royaume, souviens-Toi de nous, Seigneur.
Bienheureux les pauvres en esprit, car le Royaume des cieux est à eux.
Bienheureux les affligés, car ils seront consolés.
Bienheureux les doux, car ils hériteront la terre.
Bienheureux les affamés et assoiffés de justice, car ils seront rassasiés.
Bienheureux les miséricordieux, car ils obtiendront miséricorde.
Bienheureux les cœurs purs, car ils verront Dieu.
Bienheureux les artisans de paix, car ils seront appelés fils de Dieu.
Bienheureux les persécutés pour la justice, car le Royaume des cieux est à eux.
Bienheureux serez-vous lorsqu’on vous outragera et qu’on vous persécutera et qu’on dira faussement de vous toute sorte de mal à cause de Moi.
Réjouissez-vous et soyez dans l’allégresse, car votre récompense sera grande dans les cieux. »

Une question de style

Comment vivre les Béatitudes au quotidien ?

Un texte de la fin du IIème siècle, l’épître à Diognète, nous rappelle que le style de vie des chrétiens n’est pas à chercher dans l’originalité mais dans une fidélité vécue au quotidien. Ni copie, ni imitation servile et encore moins conformité au monde mais renouvellement de la façon de penser « pour discerner quelle est la volonté de Dieu : ce qui est bon, ce qui est capable de lui plaire, ce qui est parfait » (Romains 12, 2).

L’épitre à Diognète décrit la vie chrétienne comme étant radicalement différente de celle du monde environnant. Les chrétiens sont appelés à vivre dans la justice, la charité et l’amour, démontrant ainsi la transformation intérieure opérée par leur foi. Elle encourage à éviter la séparation physique des communautés chrétiennes, mais souligne une séparation morale. Les chrétiens sont appelés à vivre de manière à ce que leur caractère et leurs actions les distinguent positivement. Les chrétiens sont encouragés à vivre une vie morale exemplaire. Ce mode de vie moral devrait être un témoignage positif qui attire l’attention des non-croyants. L’épître aborde également la question de l’obéissance aux autorités. Les chrétiens sont appelés à être loyaux envers les gouvernants et à respecter les lois de la terre, mais sans jamais compromettre leur obéissance à Dieu.

Épître à Diognète

Cette lettre est une apologie adressée à un païen nommé Diognète. Elle semble dater du deuxième siècle.

« Les Chrétiens ne sont distingués du reste des hommes ni par leurs pays, ni par leur langage, ni par leur manière de vivre ; ils n’ont pas d’autres villes que les vôtres, d’autre langage que celui que vous parlez ; rien de singulier dans leurs habitudes ; seulement ils ne se livrent pas à l’étude de vains systèmes, fruit de la curiosité des hommes, et ne s’attachent pas, comme plusieurs, à défendre des doctrines humaines. Répandus, selon qu’il a plu à la Providence, dans des villes grecques ou barbares, ils se conforment, pour le vêtement, pour la nourriture, pour la manière de vivre, aux usages qu’ils trouvent établis ; mais ils placent sous les yeux de tous l’étonnant spectacle de leur vie toute angélique et à peine croyable.

Ils habitent leurs cités comme étrangers, ils prennent part à tout comme citoyens, ils souffrent tout comme voyageurs. Pour eux, toute région étrangère est une patrie, et toute patrie ici-bas est une région étrangère. Comme les autres, ils se marient, comme les autres, ils ont des enfants, seulement ils ne les abandonnent pas. Ils ont tous une même table, mais pas le même lit. Ils vivent dans la chair et non selon la chair. Ils habitent la terre et leur conversation est dans le ciel. Soumis aux lois établies, ils sont par leurs vies, supérieurs à ces lois. Ils aiment tous les hommes et tous les hommes les persécutent. Sans les connaître, on les condamne. Mis à mort, ils naissent à la vie. Pauvres, ils font des riches. Manquant de tout, ils surabondent.

L’opprobre dont on les couvre devient pour eux une source de gloire ; la calomnie qui les déchire dévoile leur innocence. La bouche qui les outrage se voit forcée de les bénir, les injures appellent ensuite les éloges. Irréprochables, ils sont punis comme criminels et au milieu des tourments ils sont dans la joie comme des hommes qui vont à la vie.

(…)

Pour tout dire, en un mot, les chrétiens sont dans le monde ce que l’âme est dans le corps. »

L’audace de vivre différemment

À la fin de son livre Après la vertu (1981), Alasdair MacIntyre nous offre une comparaison entre notre propre temps et la fin de l’Empire romain au Vème siècle. Il affirme qu’un tournant s’est produit lorsque les citoyens ont cessé d’essayer de sauver la société et le gouvernement romains et ont commencé à bâtir de nouvelles communautés dans lesquelles la vie morale et la civilité pouvaient être vécues malgré les temps troublés. Pour MacIntyre, nous avons atteint le même point, à la différence que les barbares ne viennent pas de l’extérieur ; ils dirigent nos écoles et nos universités et adoptent nos lois. Il faut reconnaître notre sort sans nostalgie ni jérémiades inutiles et commencer à vivre différemment. Comment ? « Nous devons nous consacrer à la construction de formes locales de communautés où la civilité et la vie intellectuelle et morale pourront être soutenues à travers les ténèbres qui nous entourent déjà. Si la tradition des vertus a pu survivre aux horreurs des ténèbres passées, tout espoir n’est pas perdu. […] Nous n’attendons pas Godot, mais un nouveau (et sans doute fort différent) saint Benoît ».

Peut-être est-ce ce qu’il faut entendre par « anarchisme chrétien » ? Peut-être que c’est cela être « citoyens des cieux » ? J’aime à le croire.

Paul Sernine

Bibliographie

  • A Diognète, trad. H.-I. Marrou, Les éditions du Cerf, 1997.
  • Alasdair MacIntyre, Après la vertu, PUF, 2013.
  • G.-K. Chesterton, Le nommé Jeudi, Gallimard, 2002.
  • Jacques Ellul, Anarchie et christianisme, La Table Ronde, 2018.
  • Jacques Ellul, La subversion du christianisme, La Table Ronde, 2022.