Étudiant en médecine, il ressuscite l’œuvre d’un génie oublié

– Vous êtes étudiant en médecine, et avez décidé de traduire et éditer un auteur britannique un peu tombé dans l’oubli, Joseph Daniel Unwin. Pourquoi ?

Parce que si je ne l’avais pas fait, je pense que personne d’autre ne l’aurait fait !

Unwin a publié en 1934 Sexe et Culture, une thèse de doctorat d’anthropologie. Il montre que les sociétés développées tendent à être monogames et monothéistes. À l’inverse, l’assouplissement de la législation maritale a toujours précédé et amorcé le déclin des grands empires.

En 1936, Unwin rédigeait Hopousia, que j’ai traduit. Il y résume ses précédents travaux, et se lance ensuite dans une expérience de pensée. Il se demande quels sont les facteurs qui engendrent la civilisation, et il propose de restructurer la société en conséquent. Au lieu d’imposer une morale ou une idéologie, Unwin donne des principes basés sur l’étude des faits. Il s’intéresse également à la structure économique, si bien que cette section constitue en fait le cœur du livre.

Le contenu me semblait donc d’actualité, et digne d’être diffusé. La modique marge ne m’enrichira probablement pas – et j’ai déjà assez pour vivre.

Unwin en 1917.

– Le cursus que vous suivez est connu pour être assez prenant. Comment avez-vous procédé pour mener à bien votre projet ?

Je n’ai pas de télé (on gagne un temps fou) ! Et bon, je me suis levé chaque matin un peu plus tôt que d’habitude, pour commencer la journée par 30 minutes de traduction. Et au bout de 18 mois, c’était fait.

– Cet auteur est assez technique, lorsqu’il parle d’économie en particulier. Pourtant, c’est par ce domaine que vous avez décidé de commencer. Pourquoi ?

En fait j’ai traduit le livre entier directement.

Mais j’ai trouvé la section sur les fondements de l’économie tellement clairvoyante que je l’ai aussi mise en forme dans un ouvrage à part, L’Argent et la monnaie. Beaucoup de publications actuelles nous parlent des rouages de notre système ; de la manière de placer son argent, etc. Unwin a plutôt une réflexion qui « remonte le courant » ; c’est-à-dire qu’il cherche à définir, fondamentalement, ce qu’est l’argent, sa nature, ce qu’il mesure. C’est seulement ensuite qu’il en déduit la manière de l’administrer, et qu’il met par contraste le doigt sur les dysfonctionnements de notre système.

– Comment expliquez-vous que cet auteur ait disparu des radars, alors qu’il était en son temps encensé par Aldous Huxley ?

Dans Hopousia, j’ai conservé la préface d’Aldous Huxley. Mais je ne suis pas sûr qu’elle soit si favorable. Huxley met toute la partie économique au second plan, et critique plutôt le côté idéaliste de Unwin.

Le livre est une publication posthume, d’un style plutôt universitaire ; il est gros, rigoureux, un peu fastidieux parfois ; paru au milieu de la guerre (1940), trop en avance sur son temps. En fait, les grands intellectuels, précisément parce qu’ils sortent du cadre « bienpensant », sont rarement accueillis ou compris par leurs pairs. Personne d’autre ne le réédite aujourd’hui.

– Qu’est-ce que cette lecture peut nous apporter près d’un siècle plus tard ?

À l’heure où nos mœurs semblent entamer la phase ultime de leur délitement, le constat anthropologique d’Unwin peut nous servir d’avertissement.

Par ailleurs, on sent aujourd’hui que notre système économique avance aussi vers un effondrement sous le poids de la dette (envers qui ?). Mais peu de gens proposent des solutions concrètes, et nos idées sont confuses. Sur quoi indexer la monnaie ? Peut-on l’imprimer sans forcément avoir des réserves d’or ? Faut-il parfois la détruire ? Que sont les chiffres sur les billets ? Qu’est-ce que le crédit ? Le prêt à intérêt (usure) est-il légitime ? Qu’est-ce que la « valeur » ? Qu’est-ce que le « capital » ? Qu’est-ce que l’investissement ? Pourquoi y a-t-il des milliardaires ? Que doit-être une « banque » ? Etc.

Unwin répond à toutes ces questions. Mais surtout, il définit et distingue clairement le concept d’argent (les chiffres sur les billets, vos comptes en banque, etc.) et le concept de monnaie (le moyen d’échanger ces chiffres : pièces, billets, chèques, virement bancaire, etc.). Ensuite, Unwin propose une classification des différentes monnaies. On sent poindre tout cela dans Le Capital de Marx, mais la distinction y reste très floue et ses conséquences ne sont pas identifiées. Enfin, Unwin fait de nombreuses suggestions visant à reconstruire un système économique conçu pour empêcher le fléau de l’usure. Je pense qu’un jour ou l’autre, une telle refonte adviendra.

– Comment acquérir les deux livres ?

Pour le moment, les livres sont disponibles directement auprès de l’imprimeur, et sont aussi proposés à la vente sur Amazon et Rakuten.

Les versions électroniques sont disponibles gratuitement sur archive.org

Pour d’éventuelles questions, je suis joignable à benoit.londin@proton.me. Merci !

Propos recueillis par Raphaël Pomey




Le Conseil fédéral ne veut plus de mamans au foyer

« Le passage à l’imposition individuelle inciterait davantage les deux conjoints d’un couple marié à exercer une activité lucrative, ce qui devrait avoir un effet positif sur l’emploi. » On ne l’avait jamais vu aussi clairement annoncé : pour le Conseil fédéral, le modèle traditionnel avec un parent qui ramène le salaire et l’autre qui élève les enfants, c’est FINI.

C’est en tout cas ce qui ressort d’un texte publié sur le site de la Confédération, consacré au projet d’imposition individuel porté par la PLR Karin Keller-Sutter. Sans entrer trop dans les détails techniques, ce dernier prévoit que chaque contribuable se charge de sa propre déclaration d’impôt, au lieu d’une par famille actuellement. L’idée : mettre sur un pied d’égalité les concubins et les couples mariés. Mais surtout taper les familles à l’ancienne au porte-monnaie car une personne n’exerçant pas d’activité professionnelle perdrait son droit à une déduction pour enfant dans le cadre de l’impôt fédéral direct. Concrètement, les foyers classiques pourraient perdre CHF 6000.-

Mais pourquoi une telle chasse aux familles classiques ?

Peut-être tout simplement parce que ce modèle n’est quasiment plus représenté à Berne. Selon nos recherches, seules 93 personnes sur les 246 députés des deux chambres fédérales ont au moins un enfant ! Et parmi ces personnes, seules 14 (douze femmes et deux hommes) sont « au foyer », comme on dit. Quant aux familles nombreuses, elles se comptent sur les doigts de la main, comme d’ailleurs le nombre d’enfants maximal (cinq). Doit-on s’étonner dès lors, que le modèle familial traditionnel soient combattus ?

Avocate spécialiste du droit de la famille Candidate UDC Vaud au Conseil national, Florence Sager-Koenig nous présente un modèle plus favorable aux ménages « à l’ancienne ». 

Florence Sager-Koenig. (DR)


– Peut-on parler, selon vous, de volonté de discrimination vis-à-vis des familles traditionnelles ?

F.S-K Les lignes directrices présentées récemment par le Conseil fédéral sont supposées être destinées à mettre fin au préjudice fiscal subi par les couples mariés par rapport aux concubins. Sur le principe, et à première lecture, le Conseil fédéral semble donc répondre à une nécessité et mettre fin à une discrimination que subissent, précisément, les personnes mariées.

Toutefois, le modèle choisi pour mettre fin à cette inégalité de traitement n’est en réalité pas favorable aux couples mariés (et vivant en ménage commun) affichant une répartition inégale des revenus. 

La solution du « splitting » serait nettement plus favorable à ces couples. Cette solution, appliquée notamment, et avec succès, dans le canton de Genève depuis de nombreuses années, consiste à imposer la totalité des revenus d’un couple marié au taux applicable à la moitié de ses revenus. Les contribuables concernés remplissent une déclaration commune, et l’administration fiscale applique automatiquement le splitting lors de la taxation. 

Il y a lieu de rajouter que, selon le projet du Conseil fédéral, la déduction pour frais de garde concernant l’impôt fédéral direct serait répartie entre les parents. En d’autres termes, si un conjoint n’a pas de revenu, il perdrait son droit à une déduction. En ce sens, les familles qui optent pour un modèle traditionnel seront effectivement prétéritées.

-N’est-ce pas sans évoquer la période soviétique lors de laquelle les enfants devaient absolument être éduqués par la collectivité ?

Heureusement que nous n’en sommes pas là. Toutefois, il y a lieu de se demander si le Conseil fédéral, en proposant d’« inciter » davantage les deux conjoints à exercer une activité lucrative, n’outrepasse pas les compétences qui lui appartiennent.

– C’est Madame Keller-Sutter, femme de droite, qui porte ce projet. N’est-ce pas le signe d’une réelle fracture entre conservateurs et libéraux aujourd’hui ?

C’est une bonne question. Il existe actuellement de réels désaccords importants au sein de la droite. Je préfère toutefois laisser répondre les spécialistes en sciences politiques à cette question de manière plus approfondie.

Propos recueillis par Raphaël Pomey




Découvrez les charmes de Lausanne la camée

Depuis quelques semaines, la visibilité de la toxicomanie est LE sujet brûlant de l’actualité lausannoise, avec la hausse du prix du tempeh dans les bistrots sous-gare. Face à la fronde de la population, la municipalité a décidé de serrer la vis et a mis en place une task force de 42 agents pour mieux gérer la problématique. L’objectif, selon Pierre-Antoine Hildbrand (municipal PLR chargé de la sécurité), consiste à « continuer à lutter contre les dealers », mais aussi à « veiller à ce que les consommateurs ne perturbent pas l’ordre public » (24 Heures du 25 août dernier). Il faut dire que des photos d’enfants jouant à proximité de personnes en train de se shooter avaient suscité un certain émoi chez les Lausannois. Le problème n’est certes pas nouveau, mais il semble empirer. Ne soyons toutefois pas trop catastrophistes : gageons qu’il y a même des touristes que ce spectacle séduit. Le Peuple leur offre une visite guidée.

Folklore local. (MF)

Commençons notre virée au centre-ville. Pas besoin de se balader bien loin, en effet, pour découvrir l’enfer de la drogue. Il suffit de mettre les pieds à la riante place de la Riponne. Si, depuis le début de ce déploiement policier, le nombre de dealers semble avoir légèrement diminué, les toxicomanes restent omniprésents dans ce décor de béton. Expérience pittoresque : il est difficile de traverser les lieux sans que quelqu’un vous demande une pièce dans un murmure souvent incompréhensible. Rebelote lorsque vous voulez vous attabler à la terrasse des différents bars ou restaurants du secteur.

Un nouveau local d’injection comme solution ?

Pour lutter contre ces scènes, la municipalité veut ouvrir un nouveau local d’injection dans le coin, puisque celui du Vallon paraît – on est toujours plus sage après avoir engagé l’argent public – trop éloigné aux yeux de la Muni. Mais pour quoi faire ? Il en existe déjà un, très bien réputé d’ailleurs : les toilettes publiques de la place de la Riponne. En dehors des drogués, des policiers et des malheureux employés de la voirie, ces WC ne reçoivent aucun visiteur. Signe de la convivialité des lieux, les marginaux sont souvent entassés à l’intérieur, si bien qu’une porte entrouverte laisse toujours imaginer le pire. Taches de sang, seringues et pipes à crack recouvrent en général le sol. Un jour, j’ai pu observer une touriste cherchant un endroit pour se soulager : peu sensible aux traditions locales, la dame est aussitôt repartie à pas soutenus. Les toxicomanes, pourtant, ne ménagent pas leurs efforts pour apporter un peu d’animation : on les voit faire ainsi d’innombrables allers-retours entre les toilettes et le « string », leur quartier général. Signe que ce beau spectacle n’est pas près de s’arrêter, il faut noter que le futur local, situé au nord de la place, devrait être ouvert 6 jours sur 7, tôt le matin jusqu’à 21h30, comme si les addictions avaient, elles aussi, un horaire.

Spectacle insolite d’une personne se rendant à l’Espace de consommation sécurisé du Vallon. (MF)

Remontons quelques centaines de mètres. Nous arrivons au Vallon, à deux pas de l’Hôtel de Police. Un quartier plutôt calme, doit-on regretter au premier abord. Pourtant le premier local d’injection de la capitale olympique y est installé depuis quelques années mais peu d’usagers semblent s’y rendre, malgré un accueil aux oignons. D’autres coins de la ville sont privilégiés par les marginaux, notamment ceux où il y a davantage de passage. L’espoir de grapiller quelques sous guide leurs pas, comme la météo les coups d’ailes des cigognes blanches. La Riponne représente évidemment la pointe de l’iceberg, mais il suffit de se promener à Chauderon, à Montbenon ou encore à la gare pour découvrir les diverses déclinaisons du spectacle.

Une cohabitation à envier ?

Malgré leurs charmes indéniables, ces traditions locales ne sont plus du goût de tous. Sans cesse perturbé dans son quotidien, un habitant de la Riponne confie son désir de déménager. Il dit « en avoir vraiment marre de cohabiter avec les toxicomanes », et ajoute : « l’hiver, ils squattent les cages d’escaliers des immeubles pour profiter de la chaleur, et l’été, ils empêchent les habitants de dormir avec les fenêtres ouvertes vu les disputes et les cris qu’ils émettent ». Même son de cloche pour les maraîchers qui n’apprécient pas particulièrement d’installer leurs stands tôt le matin dans un décor parfois très authentique. Certains glissent en outre que la présence imposée des personnes dépendantes diminue leurs chiffres.

Le problème des scènes ouvertes de la drogue n’est pas une absolue nouveauté. Non loin de la place du Tunnel, des seringues trainent aux alentours d’un établissement primaire depuis des années, avec les risques que l’on connaît pour les enfants. Il y a quelques semaines, il m’est arrivé d’y voir un homme en plein shoot, littéralement à vingt mètres du préau. La scène se déroulait à la sortie des cours, devant des enfants visiblement habitués mais pas totalement enchantés pour autant. Malheureusement, ces formes de cohabitation plus ou moins heureuses sont de plus en plus fréquentes à Lausanne.

Si le spectacle de la toxicomanie vous plaît, dépêchez-vous de visiter Lausanne, car la municipalité a décidé de mettre les bouchées doubles. Alors que les autorités ont répété durant des années qu’elles ne pouvaient rien faire pour lutter contre ce fléau, voilà qu’une seule décision politique offre un bol d’air bienvenu pour les commerçants et habitants du coin. Mais pas de précipitation, cette lutte ne devrait durer que quatre mois, à moins d’être prolongée si les résultats obtenus sont jugés insuffisants.

Espérons que le secteur du tourisme saura s’adapter.




Barbie : une quête de soi acidulée

Après les films salués par la critique Lady Bird (2017) et Les filles du docteur March (2019), la réalisatrice et actrice Greta Gerwig (1983) signe sa quatrième mise en scène en adaptant à l’écran la poupée la plus célèbre du monde : Barbie. Tourner un film autour d’un jouet pour fille ? L’entreprise a de quoi étonner ! Venant de dépasser le milliard de recettes au box-office mondial, le phénomène Barbie est en marche, imposant sa fameuse couleur rose au firmament. Le film est même devenu la plus grosse sortie de l’entreprise Warner Bros. en Amérique du Nord (deuxième au niveau mondial derrière l’ultime volet d’Harry Potter), dépassant The Dark Knight (2008) de Christopher Nolan (1970). Mais que dire du film en lui-même ? Simple expression de vertu ostentatoire ou véritable perle cinématographique ?

Barbie raconte en substance la quête identitaire des protagonistes Barbie (jouée par Margot Robbie) et Ken (incarné par Ryan Gosling), et plus précisément leur entrée dans « l’âge adulte » si on les considère tels des enfants sur le point de murir. Le film tente de dépeindre les paradoxes et autres complexités que cette période de l’existence implique, tout en fonctionnant comme une critique sociale au message plus nuancé qu’il n’y paraît.

Il s’agit d’un véritable récit d’apprentissage, genre traité depuis la naissance du cinéma et toujours aussi plaisant à voir. Les spectateurs prennent du plaisir à être les témoins des péripéties de Barbie stéréotypée (c’est-à-dire la Barbie typique à la chevelure blonde) qui est contrainte à sortir de son état de naïveté pour se plonger dans la « réalité » dominée par la grisaille et le cynisme.

Barbie exprime une critique sociale totalement assumée, se présentant pour l’occasion comme un film à thèse. Toutefois, elle n’est pas manichéenne pour autant : un message nuancé suggère que le matriarcat, modèle sociétal de cette utopie qu’est Barbie Land, n’est peut-être pas souhaitable. En effet, vivre de manière candide en évitant consciemment la tragédie de l’existence (dont la mort fait partie) ne permet assurément pas l’épanouissement de l’individu ; Barbie a besoin de murir en faisant face au monde réel, et ce afin de devenir une femme à part entière. D’un point de vue visuel, la photographie et la production design (c’est-à-dire les décors et les costumes) contribuent magnifiquement à cet univers enfantin d’une part, et rendent le film visuellement onctueux d’autre part. L’esthétique kitsch et outrancière contribue assurément à son charme. Le film est drôle dans l’ensemble, saupoudré de scènes culte et de références aux classiques du 7e art. L’audience s’investit sans peine dans cette fable haute en couleur.

Tout n’est cependant pas rose dans le monde de Barbie. Même si les personnages sont en général amusants malgré un clair manque de complexité – surtout Ken campé par un Ryan Gosling au plus haut de sa forme dramatique, Barbie stéréotypée est en comparaison moins captivante. On peut supposer qu’il s’agit des contraintes inhérentes au rôle que Margot Robbie interprète ; Barbie est après tout le cliché de la femme parfaite, de prime abord superficielle et dénuée d’âpreté. On peut cependant être étonné de voir une protagoniste aussi peu travaillée alors qu’elle est censée subir la transformation la plus radicale. La conclusion du film est d’ailleurs plutôt convenue : un happy-end qui conserve toutefois le message essentiel du film : le patriarcat est chaotique ; les femmes n’ont pas besoin des hommes. En d’autres termes, la princesse se sauve toute seule ; le prince charmant peut allégrement aller se recoucher. Une autre façon d’expliquer ce manque général de profondeur dans le jeu a trait au fait que Barbie est malheureusement avant tout un film au service d’une idéologie ; l’esthétique est au service du féminisme actuel, qui ne s’efforce pas seulement de nier toute différence entre les sexes, mais insiste également sur l’inutilité des hommes : « Barbie est toutes les femmes ; toutes les femmes sont Barbie. Barbie peut tout faire, donc les femmes le peuvent aussi » comme il est déclaré au début du film. L’un des défauts des œuvres qui souhaitent absolument imposer un message à l’audience est le sacrifice de la profondeur des personnages sur l’autel de l’idéologie : ces derniers deviennent des incarnations de concepts comme « la masculinité toxique » ou « la féminité bienveillante », au lieu d’agir comme des individus à la psychologie riche et complexe (ce qui les rendrait plus passionnants).

En somme, Barbie est dans l’ensemble un bon film. Son histoire globalement agréable à suivre, enrichie de situations cocasses et hilarantes, contribue largement au charme de cette aventure colorée, au caractère mordant. Toutefois, sa trame à la conclusion convenue, forçant les bons sentiments, ainsi que la morale féministe trop présente rebuteront plus d’un spectateur – en dépit d’un message plus nuancé que ce que certains détracteurs veulent concéder. Établir une claire distinction entre idéologie et esthétique ? Possible mais loin d’être aisé tant la première semble avoir un impact sur la deuxième. Un message politique adouci, placé davantage en filigrane, aurait sans doute bénéficié au dernier travail de Greta Gerwig.




De la télévision à Hollywood : hommage à William Friedkin 

Dans la fraîcheur de la nuit, un homme en soutane approche inexorablement d’une résidence du quartier aisé de Georgetown, à Washington D.C. En plein cœur des ténèbres, il fait face, seul, à l’horreur : des cris démoniaques, vociférés d’une fenêtre baignée d’une lueur sépulcrale. 

Quel spectateur n’a pas souvenir de l’arrivée du père Merrin (interprété par Max von Sydow), protagoniste de L’Exorciste(1973), qui est sur le point d’affronter le démon qui a pris possession de la petite Regan MacNeil (Linda Blair) ? Le film est toujours considéré par certains comme la meilleure histoire d’horreur jamais tournée ; sa mise en scène est signée par un nom devenu légendaire : William Friedkin (1935-2023). 

Auteur phare du Nouvel Hollywood, ce mouvement cinématographique qui a favorisé l’émergence de grands noms comme Steven Spielberg (1946) ou Martin Scorcese (1942), Friedkin est l’héritier de deux mondes bien distincts : celui de la télévision d’une part, et celui du théâtre de Broadway d’autre part. Cet héritage s’est clairement reflété au fil de sa filmographie. En effet, son travail ne se résume pas à French Connection (1972) ou à L’Exorciste, quand bien même ces films constituent des œuvres clefs du cinéma des années 1970. Rappelons qu’il est également l’auteur de plusieurs adaptations de pièces de Broadway telles que le fantasque Les garçons de la bande (1970) ou le paranoïaque Bug (2006), probablement un de ses films les plus réussis. 

Friedkin en 2017. (GuillemMedina/Wikimedia Commons)

Le cinéma de William Friedkin, c’est en résumé la mise en scène de personnages acculés, se trouvant dans des situations apparemment inextricables. Des individus dos au mur autrement dit. On connaît la passion et la nature opiniâtre du metteur en scène : tirer le meilleur de ses comédiens en leur faisant travailler minutieusement leur rôle, les pousser à bout de temps en temps afin qu’ils libèrent leur énergie créatrice. À cet égard en tout cas, il est bien proche de David Lynch (1946) ou encore, pour établir un parallèle plus exotique, de Kenji Mizoguchi (1898-1956), un des grands noms du cinéma japonais. Peut-être qu’il n’exprime pas une vision du monde aussi définie que des artistes comme Clint Eastwood (1930), mais il est assurément en mesure de raconter des histoires émotionnellement intenses, prenantes, et qui donnent souvent à réfléchir. Il a affirmé avoir adapté un film comme L’Exorciste parce qu’il souhaitait se poser des questions sur l’importance de la foi (juive dans son cas) ; le film peut être interprété comme un récit où la laïcisation grandissante de la société américaine va de pair avec la propagation des forces du mal. Les seuls personnages pouvant lutter contre cette menace se trouvent être des prêtres, des représentants de la foi chrétienne par excellence. Dans Bug, Agnes White (Ashley Judd) et Peter Evans (Michael Shannon) forment un couple mortifère. Ils sombrent progressivement dans la folie en s’isolant du monde extérieur, donc de la réalité. Ils sont convaincus qu’ils sont les victimes d’une machination qui vise à les éliminer. Le scénario du film fait référence aux théories du complot qui ont essaimé à la suite de la tragédie du 11 septembre ; les protagonistes s’enferment dans un délire de persécution que l’audience finit par partager grâce à une mise en scène immersive et déroutante.

De manière générale, le cinéaste mise sur des scénarios peuplés d’êtres troublés, en demi-teinte ; anti-héros illustrant à merveille la condition humaine. Il les tourne avec une esthétique proche du documentaire, viscérale et authentique. Friedkin est un véritable conteur d’images, un homme qui demeure une influence certaine pour les apprentis cinéastes. Un auteur à (re)découvrir, assurément.




Vie pratique : comment déjouer les pièges inhérents à l’achat d’une culotte de bain ?

L’homme a de tout temps été taraudé par des questions existentielles. Comment le ciel et la terre ont-ils été créés ? L’univers est-il infini ou a-t-il des bords ? Y a-t-il une vie dans l’au-delà ? Est-il mal vu de réclamer un tube de Cenovis quand l’on dîne dans un restaurant triplement étoilé au Guide Michelin ? Pourquoi suis-je moi et pas quelqu’un d’autre ? L’operculophilie est-elle ou non une perversion ?

Conscient de l’impatience que l’énumération de ces sujets suscite parmi nos lecteurs, je dois cependant leur demander de ronger leur frein, car j’aspire aujourd’hui à leur fournir un guide pratique permettant de déjouer les pièges inhérents à l’achat d’une culotte de bain.

La distinction entre les culottes de bain non moulantes, les shorts larges et les caleçons de type « boxer » n’est pas chose aisée. La simple évocation de ces articles rappellera d’ailleurs des souvenirs douloureux à ceux de nos lecteurs qui, abusés par les conseils d’un commerçant peu scrupuleux, ont connu l’humiliation de sortir d’une crique méditerranéenne affublés d’un caleçon boxer détrempé et transparent sous les lazzis des autres baigneurs et le regard accusateur des forces de l’ordre.

Pour éviter ce genre de situation, quoi de mieux que de se fier à la compétence et à l’impartialité de l’Office fédéral de la douane et de la sécurité des frontières (OFDF) ? Son site Internet donne accès à un tableau synoptique énonçant un faisceau d’indices permettant à tout un chacun d’identifier à coup sûr une culotte de bain.

Court extrait du tableau synoptique publié par l’Office fédéral de la douane et de la sécurité des frontières1

Unanimement considérée comme un défaut lorsqu’elle entache l’adjudication d’un marché public, l’opacité – nous l’avons laissé entendre plus haut – constitue en revanche la qualité majeure d’une culotte de bain. C’est donc à juste titre que le tableau synoptique de l’OFDF attire d’emblée notre attention sur le fait que l’étoffe d’une culotte de bain est opaque même à l’état mouillé.

Poussant plus loin son analyse, le document de l’OFDF relève qu’une culotte de bain non moulante est en règle générale équipée d’un slip intérieur présentant une structure en filet. Il précise qu’en l’absence d’un tel slip intérieur, ce sont la longueur et l’étroitesse des canons qui protègent des regards.

S’agissant des ouvertures, le tableau synoptique de l’OFDF est catégorique : les culottes de bain en sont démunies. Seule concession : elles peuvent à la rigueur présenter une imitation de fermeture réalisée par surpiqûre. La présence de poches constitue pour sa part un indice essentiel. À la différence des caleçons boxer, qui n’en ont aucune, les culottes de bain sont richement dotées de poches caractérisées par une bonne aptitude à l’évacuation de l’eau. Cette évacuation est assurée soit par des trous à œillets, soit par une étoffe intérieure en filet. Détail piquant, les culottes de bain sont par ailleurs munies de compartiments à monnaie ou à clé.

Œillet assurant l’évacuation de l’eau (culotte de bain turque du début du XXIe siècle, collection particulière Aimé De Brouwer)

Le commerçant vous propose-t-il un article muni de passants de ceinture ? Méfiance et circonspection : en règle générale, les culottes de bain n’en comportent pas. Cependant, si des indices concordants vous donnent à penser qu’il s’agit tout de même d’une culotte de bain, une ceinture doit être enfilée dans ces passants. Quant à la présence de fentes latérales, elle doit également vous inciter à la prudence : si celles-ci sont très marquées, il y a fort à parier qu’un marchand indélicat cherche à vous refiler un vieux short d’athlétisme ayant appartenu à Michel Jazy et non une culotte de bain.

Les lignes qui précèdent ont été pensées comme un vade-mecum permettant aux messieurs de se frayer un chemin dans la jungle hostile des rayons sport de nos grandes surfaces. Mais que les dames ne se sentent pas discriminées ! La rédaction envisage en effet – toujours avec le concours aussi précieux qu’involontaire de l’Office fédéral de la douane et de la sécurité des frontières2 – de publier un article qui leur permettra de surnager dans les méandres de la bonneterie caoutchoutée et de faire à coup sûr la distinction entre les slips et les gaines-culottes.





Une autre gauche est-elle possible ?

Un des murs de la salle de séjour de mes aïeuls maternels était recouvert de cadres divers et variés. Autour d’un crucifix, on pouvait admirer des photographies de tous les membres de la famille allant des trisaïeuls aux petits-enfants. On remarquait aussi d’autres photographies, en fait des cartes postales, des différents souverains pontifes de Pie XII à Jean-Paul II. Tout à droite, il y avait deux portraits d’inconnus. L’un d’eux, qu’enfant j’appelais le Père Noël, m’intrigua. Il s’agissait de Jean Jaurès. Pourquoi était-il là ? Et mon grand-père, syndicaliste, de m’expliquer que c’était quelqu’un qui avait fait beaucoup de bien pour les ouvriers et qu’il était mort assassiné au début de la Première Guerre mondiale. « C’était un intellectuel, murmura-t-il, mais il était des nôtres ». Étonnant Jaurès côtoyant les membres de ma famille et les papes. En fait, pour mon aïeul, il faisait partie de la famille et c’est plus tard que je compris.

Une vie pour les autres

Jean Jaurès naît en 1859 à Castres, dans le Tarn. Issu d’une famille modeste, enfant, il veut devenir receveur des postes. Élève brillant, il passe par l’École normale supérieure de la rue d’Ulm puis est agrégé de philosophie. Professeur et journaliste, il est élu député à l’Assemblée nationale en 1885. La grève des mineurs de Carmaux en 1892 rend explicite son engagement socialiste. Militant pour la justice sociale et la solidarité, il fonde le journal « L’Humanité » (1904). En 1905, il unifie les socialistes français en participant activement à la création de la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO). Pacifiste convaincu, il tente d’empêcher la Première Guerre mondiale, ce qui lui vaut d’être assassiné le 31 juillet 1914.

Conscient de ne pouvoir aborder tous les aspects de la pensée de Jean Jaurès, et comme un message à mes amis de gauche, je choisis d’aborder son réalisme pragmatique, sa vision d’un socialisme ancré dans la tradition politique et la culture locale, sa défense de la propriété privée, son ouverture à la transcendance et sa passion de l’unité.

Le sens de la réalité 

Pour Jaurès, « il faut aller à l’idéal en passant par le réel ». Face au socialisme révolutionnaire de Jules Guesde, qui voyait dans la lutte des classes un fait, Jaurès préfère y voir un principe d’action, un « principe si général, (qui) vous indique une direction générale ; mais il ne vous est pas plus possible d’en déduire la tactique de chaque jour, la solution des problèmes de chaque jour, qu’il ne vous suffirait de connaître la direction générale des vents pour déterminer d’avance le mouvement de chaque arbre, le frisson de chaque feuille dans la forêt ». 

Jaurès n’est pas un doctrinaire sectaire, c’est un réaliste qui a une profonde compréhension des conditions de vie des travailleurs et des classes défavorisées. Son réalisme est enraciné dans les souffrances et les difficultés auxquelles sont confrontées les masses populaires. Partant de ces réalités concrètes, il propose des réformes économiques et sociales, visant à améliorer la vie quotidienne. 

Un des exemples est la fondation de la verrerie d’Albi en 1895. À la suite du renvoi de deux délégués syndicaux et d’une grève, tout le personnel de la verrerie de Carmaux est licencié. Jean Jaurès, assisté d’un comité de soutien, va collecter des fonds et créer une verrerie à Albi sur un modèle coopératif.

Le socialisme comme tendance naturelle

La philosophie socialiste n’est pas imposée de l’extérieur à une société. Selon Jaurès, cette dernière porte en elle une tendance naturelle vers le socialisme. En effet, « la tendance au socialisme est inséparable de l’évolution de la société moderne. La démocratie et le socialisme sont deux termes inséparables, non point parce que la démocratie mène nécessairement au socialisme, mais parce que les principes démocratiques et socialistes sont deux termes également nécessaires de l’évolution moderne. » Que faut-il comprendre ?

L’évolution de la société et les conditions économiques tendent à favoriser l’émergence du socialisme. Jaurès pense que les inégalités et les injustices du système capitaliste conduisent inévitablement à la recherche de solutions plus équitables et collectives.

Cette tendance naturelle n’est pas seulement sociale, elle est aussi individuelle. À mesure que les travailleurs prennent conscience de leur exploitation et de leur condition commune, ils chercheront des moyens collectifs de faire valoir leurs droits et de lutter contre les inégalités. Cette prise de conscience conduira à une mobilisation croissante en faveur du socialisme, qui vise à transformer les structures économiques et sociales en faveur de plus d’égalité et de solidarité.

Un socialisme incarné

Jaurès veut et défend un « socialisme français », c’est-à-dire un socialisme « adapté à notre état politique et économique, aux traditions, aux conceptions, au génie de notre pays. »

Pour le député du Tarn cela se caractérise par le fait qu’il doit épouser la forme politique du pays, c’est-à-dire la République, car « jamais nous ne séparerons les questions économiques des questions politiques, la justice sociale de la liberté, le socialisme de la République ».

Le « socialisme français » doit aussi être autant scientifique qu’idéaliste, c’est-à-dire que Marx n’en sera pas la seule grille de lecture et que Jaurès s’appuie aussi sur Proudhon et les penseurs socialistes français.

Pour finir, cette inculturation doit aussi s’appliquer « à sauvegarder, dans l’organisation collectiviste, les énergies individuelles, les initiatives individuelles, l’épargne individuelle, le droit individuel, et, pour tout dire d’un mot, la propriété individuelle en ce qu’elle a de légitime et d’essentiel ».

La défense de la petite propriété

Jaurès pense que la socialisation des moyens de production, notamment des grandes entreprises et industries, peut contribuer à créer une société plus équitable. Cela signifie que la propriété collective des secteurs clefs de l’économie permet de mieux répartir les richesses et de donner aux travailleurs une plus grande influence sur la gestion et les bénéfices de ces entreprises.

Cependant, Jaurès ne prône pas une abolition radicale de la propriété privée pour tous les biens. Les réformes économiques et sociales doivent garantir que la propriété privée ne soit pas utilisée pour exploiter les travailleurs ou pour maintenir des inégalités profondes. Jaurès envisage la propriété privée comme subordonnée au bien commun. En effet, « les travailleurs n’ayant plus à payer indéfiniment des loyers, et devenant acquéreur au fur et à mesure qu’ils versent une annuité, pourront prétendre à des appartements plus confortables, plus éclairés, plus sains, plus aérés, et ces innombrables taudis, ces logements insalubres et infects, où la misère du peuple traîne et suffoque et se reproduit lamentablement, seront rapidement remplacés par des logements plus agréables et plus salubres ».

Une fois de plus, on peut admirer le pragmatisme et l’équilibre de la pensée de Jaurès, même si cela semble contraire à la vulgate marxiste. 

Une action guidée par la transcendance

Bien que de culture et d’éducation catholiques, Jean Jaurès perd la foi en le Dieu des chrétiens lors de son passage à l’École normale supérieure. Cela ne l’empêche pas de se réclamer d’une certaine transcendance : « dans ma pauvre tête fatiguée, il y a Dieu » ou « c’est Dieu qui est, pour l’homme le plus simple, la mesure et l’essence de la réalité ». 

En fait, Dieu est la colonne vertébrale de son action politique. Il suffit de lire sa thèse de doctorat, De la réalité du monde sensible, pour s’en rendre compte. Plus tard, Jaurès n’hésitera pas à affirmer que toute son action est contenue dans cette thèse. Bien plus, en 1910, il se défend de renier aucun des mots de cette dernière. Oui, le rédacteur en chef de L’Humanité reconnaît l’existence d’un Dieu partout présent : « Il y a donc pénétration du monde et de Dieu ».

Il n’est pas faux d’affirmer que les combats et l’engagement de Jaurès sont d’ordre spirituel, terme que l’on euphémise en « humanisme » ou en « idéalisme » car cela gêne. Pour Jaurès, « tout effort dans la justice est une prise de possession de Dieu ». Par son action pour plus de justice et de solidarité, Jaurès accomplit une tâche spirituelle, car il continue l’œuvre de ce qu’il appelle « Dieu ». Il n’hésite pas à parler d’épanouissement de l’âme humaine, de sens de la vie et de perfection : « Je crois d’une foi profonde que la vie humaine a un sens, que l’univers est un tout, que ses forces, tous ses éléments aspirent à une œuvre et que la vie de l’homme ne peut être isolée de l’infini où elle se meut et où elle tend ».

Bien plus, pour Jaurès, le socialisme donne un sens religieux à la vie : « le socialisme ne créera pas la religion, il ne sera pas une religion, mais il mêlera la religion à la vie, à toutes les manifestations de l’humanité. » 

Le socialisme « serait peu de chose » s’il ne devait apporter que des changements politiques et sociaux. Le député de Carmaux ose affirmer qu’« élevant les travailleurs dont la pensée est enfermée jusqu’ici entre les autres murs de l’usine, nous voulons ouvrir à nouveau les grands horizons où les peuples primitifs respiraient le souffle de Dieu ». Nous sommes loin de la mesquinerie et des petits calculs de la politique politicienne.

L’unité avant tout 

Jean Jaurès est un apôtre de l’unité, que ce soit entre les différentes tendances socialistes, dans la société ou entre les nations. Pour lui, l’action politique socialiste, bien qu’elle puisse être source de division, n’est pas une œuvre de rancœur ou de haine : « Ce n’est pas une œuvre de haine, ce n’est pas une œuvre de classe que le socialisme entreprend en proposant aux hommes une autre organisation du travail, c’est une œuvre humaine, qui profitera aussi bien en définitive à la bourgeoisie qu’au peuple ». D’où l’importance du dialogue et de la compréhension entre les différents acteurs sociaux : point de sectarisme, point de dogmatisme, juste le bien commun.

Le lendemain de l’assassinat de Jaurès, Maurice Barrès, son adversaire politique, écrit dans ses cahiers : « Quelle solitude autour de celui dont je sais bien qu’il était, car les défauts n’empêchent rien, un noble homme, ma foi oui, un grand homme ! Adieu Jaurès, que j’aurais voulu pouvoir librement aimer ». Oui, avec Jaurès, une autre gauche est possible. Cette gauche-là pourrait redevenir crédible. Elle aurait mes suffrages et mon respect ; bien plus, elle aurait mon engagement et ma fidélité.


La décence commune selon Jaurès

« L’idéalisme instinctif qui porte la classe ouvrière vers la vérité est d’accord avec son intérêt profond, lance-t-il. Il y a, à coup sûr, dans le prolétariat, bien des cerveaux encore obscurs opprimés par un travail servile et encombrés de préjugés bourgeois. Il y a en dehors du prolétariat bien des penseurs hardis et intrépides qui mettent au-dessus de tout la vérité. Mais, dans l’ensemble, c’est le prolétariat seul qui est en harmonie complète avec la vérité. La vraie classe intellectuelle, malgré ses inconsciences et ses ignorances, c’est la classe ouvrière, car elle n’a jamais besoin du mensonge. »

« La classe intellectuelle », La Petite République, 7 janvier 1899.

La liberté

« Si dans l’ordre social rêvé par nous, nous ne rencontrions pas d’emblée la liberté, la vraie, la pleine, la vivante liberté, si nous ne pouvions pas marcher et chanter et délirer même sous les cieux, respirer les larges souffles et cueillir les fleurs du hasard, nous reculerions vers la société actuelle, malgré ses désordres, ses iniquités, ses oppressions. (…) Plutôt la solitude avec tous ses périls que la contrainte sociale ; plutôt l’anarchie que le despotisme quel qu’il soit ! Mais encore une fois, quand on s’imagine que nous voulons créer un fonctionnarisme étouffant, on projette sur la société future l’ombre de la société actuelle. La justice est pour nous inséparable de la liberté. »

« L’État socialiste et les fonctionnaires », La Revue socialiste, avril 1895.

Biographies

  • Jean-Pierre Rioux, Jean Jaurès, Perrin, 2008.
  • Max Gallo, Le Grand Jaurès, Tallandier, 2020.

Œuvres

  • Jean Jaurès, Qu’est-ce que le socialisme ?, Fayard, 2019.
  • Jean Jaurès, Discours et conférences, Flammarion, 2014.
  • Jean Jaurès, Le socialisme et la vie, Payot & Rivages, 2011.

Anthologie

  • Ainsi nous parle Jean Jaurès, Fayard, 2014.



Noblesse oblige

Autour d’un verre de blanc au café du village, les discussions vont bon train. Un jour, un brave agriculteur de la commune voisine lance à la cantonade : « On a enfin un syndic ! » Cela interroge autour de la table. Ladite commune avait toujours eu des syndics. Et notre ami de nous expliquer que, contrairement à ses prédécesseurs, leur nouveau syndic portait chemise et costume cravate lors des évènements officiels. Pour lui, une charge politique impose une certaine tenue. Que penserait-il de l’attitude de monsieur Berset ?

Médiocrité, vulgarité et laisser-aller

L’attitude du président de la Confédération est le révélateur de la médiocrité, de la vulgarité et du laisser-aller de bien des hommes politiques. Cela s’illustre autant dans les postures corporelles, les comportements, le langage et l’intelligence. Charles Péguy relevait fort à propos en 1908 : « (…) en ces temps-ci, une humanité est venue, un monde de barbares, de brutes et de mufles ; plus qu’une panbéotie, plus que la panbéotie redoutable annoncée, plus que la panbéotie redoutable constatée ; une panmuflerie sans limite ; un règne de barbares, de brutes et de mufles ; une matière d’esclave ; sans personnalité, sans dignité ; sans ligne ; un monde non seulement qui fait des blagues, et qui fait toutes les blagues, qui blague de tout. Et qui enfin ne se demande pas encore anxieusement si c’est grave, mais qui inquiet se demande déjà si c’est bien amusant ».

Que faire ?

L’aristocratie comme valeur

Selon Julius Evola, il faudrait « avant toute chose » reconnaître « l’aristocratie en tant que valeur spirituelle ». L’aristocratie n’est pas une question de naissance, de lignage mais plutôt l’expression de qualités spirituelles et intérieures. Elle n’est pas liée à une classe sociale ou à des privilèges mais à un mode de vie sous-tendu par des valeurs traditionnelles de vertus et d’honneur.

Le roman de Muriel Barbery, L’élégance du hérisson (2006), nous donne l’exemple d’une telle aristocratie à travers le personnage de Renée Michel, concierge d’un immeuble bourgeois de Paris. Personne de la considère et ne la remarque sauf une adolescente qui a découvert cette secrète aristocratie : « Mme Michel, elle a l’élégance du hérisson : à l’extérieur, elle est bardée de piquants, une vraie forteresse, mais j’ai l’intuition qu’à l’intérieur, elle est aussi simplement raffinée que les hérissons qui sont des petites bêtes faussement indolentes, farouchement solitaires et terriblement élégantes ».

https://www.youtube.com/embed/w49H8T7XGNw
Une autre analyse de la scène, en vidéo.

Une question de civilisation

Toute notre civilisation occidentale repose sur ce modèle aristocratique : le héros grec, le citoyen romain, le chevalier médiéval, le gentilhomme français, le gentleman britannique. Quand ceux qui sont censés incarner l’autorité s’affranchissent de ces modèles, c’est notre civilisation qui en pâtit. Oui, noblesse oblige, car au milieu de ce monde l’aristocrate est une oasis de fraîcheur et de réconfort. On peut dire de lui ce que John Henry Newman écrivait du gentleman : « Ce qu’il représente pour la société se compare à ce que procurent le confort et l’aisance dans la vie privée ; il ressemble au fauteuil moelleux ou au bon feu qui, réellement, contribuent à chasser le froid et la fatigue (…) ».

Je préfère cela au vacarme de la Street Parade en boa avec bière et cigare.

À bon entendeur, salut !




« La place d’un travesti n’est pas dans une école »

Vincent Mc Doom, nous sommes entrés en contact après que vous avez relayé un de nos articles concernant les lectures de drag-queens destinées aux enfants. Pourquoi vous y opposez-vous ?

La sexualité d’un enfant lui appartient et la place d’un travesti n’est pas dans une école. Si on montre les drag-queens dans les classes, pourquoi ne pas emmener les enfants directement dans les cabarets et boîtes de nuit ? Désormais, un petit débute son aventure sexuelle à l’âge de 5-6 ans car on lui demande de faire un choix. Tout le processus est dérangé, notamment la période de 13 à 18 ans, l’adolescence, où l’on se cherche, expérimente et découvre ses attirances tout seul. 

L’enfant devient adulte, sexuellement parlant, trop tôt. On impose des livres dans les écoles qui illustrent des rapprochements entre garçons ou entre filles ; ce sont des choses qui me choquent. Moi à 5-6 ans je jouais avec des poupées et des voitures. Si j’avais un enfant, je ne l’enverrais pas à l’école pour apprendre la sexualité.

Êtes-vous conscient que cela puisse surprendre venant de vous ?

Je suis bien placé pour parler de ces sujets parce qu’on m’a souvent vu comme un transsexuel. Pourtant, je me suis toujours considéré comme un homme. Je n’ai jamais imposé ma sexualité à personne. Mon genre est masculin et la façon dont je l’emballe ne concerne que moi. Mon emballage n’avait aucun message à véhiculer. Les gens m’ont relégué dans un groupe auquel j’ignorais même appartenir. Depuis quelques années, une communauté a été formée, qui est censée englober beaucoup d’autres communautés qui ne s’entendent pas entre elles. Je parle bien sûr des LGBT+, que je préfère appeler la communauté alphabet. 

Pourquoi la jugez-vous si divisée ?

Elle commence à avoir un problème avec une lettre de l’alphabet. La lettre « T » est en effet très agressive dans sa façon de militer, parce que ses militants en veulent toujours plus. Ils sont en train de défaire tout ce que l’on pensait normal. La communauté homosexuelle s’est battue très longtemps pour avoir une voix et la liberté pour sa sexualité. Certains font désormais l’amalgame et ciblent tous les LGBT à cause de ces dérives. En résulte une montée de l’homophobie que je n’avais encore jamais vue aussi puissante. On voit déjà des réactions, aux États-Unis notamment, avec la formation de mouvements comme Gays Against Groomers qui refuse d’être associés à la lettre T.  

Avez-vous un problème avec la communauté trans ?

Si tu as envie de changer de sexe, ça ne m’intéresse pas c’est privé, mais ne l’impose pas aux autres. La sexualité appartient à l’individu et à personne d’autre. Mais lorsque vous portez votre sexualité comme un fusil sur l’épaule pour essayer de l’imposer aux autres, ça me dérange. Je ne vois pas les hétéros ou les homos revendiquer une telle visibilité.

Êtes-vous conservateur ?

Je déteste les étiquettes. Ce n’est d’ailleurs pas une question de l’être ou pas, conservateur. Simplement, aujourd’hui, dès qu’on ose remettre en question, on se fait accuser d’être extrémiste. 

Que pensez-vous de la diversité des points de vue sur ces sujets dans les médias ?

Premièrement, on ne voit que des gens favorables à ces questions et rarement des personnes qui s’y opposent. Depuis vingt ans, on voit les mêmes chroniqueurs. Quand c’est le réchauffement climatique, le covid, la guerre, ce sont les mêmes personnes qui parlent. La presse est sous emprise de la politique. Certains débats sont dès lors devenus tabous. On ne parle par exemple pas du taux de suicide au sein des membres de la communauté trans, confrontés à des souffrances psychologiques terribles et contraints de prendre des hormones toute leur vie. On ne parle pas non plus de ceux qui regrettent, mais ne peuvent plus revenir en arrière.

Pourquoi est-ce si tabou ? 

Mon intuition est qu’on instrumentalise cette communauté trans pour tenter de légitimer une sexualité entre adultes et enfants. Sinon, pourquoi sexualiser les enfants dès le plus jeune âge ? Il y a beaucoup de malveillance envers les enfants. Le trafic de mineurs est désormais devenu plus lucratif que la drogue. 

Depuis quelque temps, il y a de plus en plus de scandales de démantèlement de réseaux criminels liés aux enfants. Dans certains milieux, la pédophilie a été renommée en MAP (« Minor Attracted Persons »), et certains ont des revendications de cet ordre également. Sur Canal+ ou chez Hanouna, on parle même de l’adrénochrome, soit le fait de boire du sang d’enfants afin de rester jeune. Les enfants paient chèrement la perversité de certaines personnes.

Pourquoi vous battez-vous ?

Pour la liberté individuelle et les enfants. Je ne veux pas voir des enfants souffrir, et je ne veux pas qu’on leur impose des choses non adaptées car cela mène à de la confusion inutile. La liberté d’un enfant c’est de pouvoir faire un choix personnel sans qu’on lui dise qu’il doit choisir. Chacun est comme il est, et cette diversité enrichit notre société. Mais ce mouvement est en train de faire du mal à la jeune génération et aux prochaines. 

Dans les années 90, personne n’était d’accord pour abuser des enfants. En 2023, certains fascistes trans tentent de normaliser la castration et les abus sur les enfants, et une grande partie de ces gens vous traitent de transphobe pour l’avoir dénoncé.

Vit-on le déclin de la liberté selon vous ?

On nous fait croire que toutes ces choses se passent en faveur de la liberté, mais ce n’est pas le cas, c’est même l’inverse. On ne peut souvent plus les remettre en question, mais si je n’en parle pas je me sentirais complice. 

Propos recueillis par Max Frei




Une guerre peut-elle être juste ?

Si dès l’Antiquité, Aristote avait déjà posé quelques bases en la matière, c’est saint Augustin qui posera véritablement les premiers jalons de la doctrine de la guerre juste. Confronté à la barbarie des invasions païennes de son temps, l’évêque d’Hippone et saint patron des brasseurs conclut que l’usage de la violence pour se défendre est malheureusement une nécessité morale pour mettre en place une société organisée, préalable nécessaire à toute forme de rédemption divine. De ce point de départ dérivent deux principes : Augustin réprouve les guerres qui sont le fruit d’une convoitise excessive des biens de ce monde et celles qui perturbent l’harmonie de la cité terrestre. À ses yeux, une guerre ne peut être juste que si elle contribue à rétablir l’ordre naturel et harmonieux voulu par Dieu.

Ruines d’Hippone et basilique Saint-Augustin. (Oris/ Wikimedia Commons)

Sa pensée sera affinée et complétée tout au long du Moyen Âge, notamment par le moine Gratien, lequel développera le principe de l’immunité nécessaire des non-combattants. Mais c’est saint Thomas d’Aquin qui, bien que convaincu qu’aucune guerre ne puisse être entièrement juste, mettra en forme les fondements de la doctrine dans sa Somme théologique. Dans son optique, les guerres défensives sont celles qui se rapprochent le plus de l’inatteignable idéal de justesse, alors que les autres s’échelonnent sur divers degrés de justesse. Pour les évaluer, il reprend et affine la pensée de ses prédécesseurs jusqu’à énumérer les conditions qu’une guerre doit remplir pour tendre vers le juste. La première d’entre elles réside dans la légitimité de l’autorité qui déclenche les hostilités. Pour saint Thomas en effet, seule une autorité qui ne possède aucun supérieur hiérarchique est habilitée à user de la force pour régler un problème. Il ne dit cependant pas que cette légitimité suffise à prendre les armes et amène immédiatement une seconde condition, à savoir que la cause poursuivie doit être juste. Dans la foulée, il précise que la justesse de cette cause  se mesure aux préjudices causés par l’action de l’adversaire que l’on souhaite punir. Autrement dit, c’est le niveau de culpabilité de ce dernier qui justifie ou non l’utilisation de la force, et ce, uniquement lorsque toutes les options diplomatiques et pacifiques ont été épuisées. La guerre doit impérativement rester un moyen d’ultime recours. De là découle une nouvelle exigence qui consiste à déclarer la guerre en bonne et due forme, permettant ainsi d’identifier de manière claire et précise les différentes parties en conflit, mais aussi et surtout de donner à l’adversaire une ultime chance d’offrir réparation de ses exactions. Il précise en outre que les guerres ne doivent pas être menées à l’unique bénéfice des victimes de l’injustice, mais également pour le bien des coupables, pour les ramener dans le droit chemin.

Au sujet du déroulement des hostilités, Thomas précise que les bienfaits attendus de l’intervention armée doivent être mis en balance avec les dégâts pouvant être raisonnablement anticipés. Car si une guerre s’avère plus destructrice que réparatrice, alors elle ne trouve aucune justification crédible. Enfin, il postule en dernier lieu qu’une guerre ne doit pas viser à satisfaire des ambitions personnelles ou servir des intérêts privés, mais poursuivre le bien commun.

La question de la légitimité des conquêtes espagnoles en Amérique donnera une nouvelle impulsion à la réflexion sur la notion de guerre juste. (Illustration: représentation des Espagnols dans le Codex Azcatitlan)

L’apport de saint Thomas continuera à être pensé et repensé au travers des siècles, et notamment au tournant du XVIe siècle avec le problème de la légitimité des conquêtes espagnoles en Amérique. Francisco de Vitoria donnera alors une nouvelle impulsion à la doctrine et en affinera les contours. En termes de cause juste ou de proportionnalité entre les maux de la guerre et ses bienfaits, Vitoria précisera que ces problématiques doivent être considérées du point de vue de tous et non uniquement à partir de ceux des peuples ou des nations directement concernés. Ce qui signifie qu’une cause qui peut sembler juste de prime abord, peut ne pas l’être au regard du bien commun universel. À ce propos, il admet également que dans certains cas les deux parties peuvent prétendre être dans leur bon droit et qu’il est parfois difficile de juger qui a raison. Il suggère alors de déplacer l’attention sur le processus décisionnel et propose que les souverains impliqués dans la question guerrière consultent un maximum d’avis divergents, surtout ceux opposés à l’intervention, avant de prendre leur décision.

À sa suite, avec la formation d’États modernes peu enclins à admettre des limitations à leur droit de faire la guerre, la doctrine de la guerre juste va décliner et même subir un certain nombre de déformations afin de coller à certaines considérations clairement idéologisées.

En résumé

On peut donc récapituler les critères mis en évidence par la pensée catholique pour évaluer la justesse d’une guerre de la manière suivante :

–       L’autorité impliquée dans le conflit est une autorité légitime.

–       L’autorité est mue par des considérations pures et non par d’autres objectifs moins avouables.

–       La cause du conflit, comprise comme les préjudices dus aux exactions de l’adversaire, est une cause juste dès lors qu’on se place du point de vue de l’humanité tout entière et non uniquement des parties en conflit.

–       L’autorité ne déclenche les hostilités qu’en ultime recours après avoir épuisé toutes les autres options.

–       L’autorité déclare la guerre en bonne et due forme, afin d’ouvrir une ultime chance à l’adversaire de faire machine arrière et de délimiter précisément le périmètre du conflit.

–       Les bénéfices escomptés en termes de bien commun surpassent les malheurs que l’on peut raisonnablement attendre du conflit.

–       Les militaires s’emploient à faire tout leur possible pour distinguer les combattants des non-combattants.

Nous vous avons proposé les critères, à vous d’attribuer les coches. N’hésitez pas à venir nous dire si ces critères vous semblent utiles ou suffisants pour vous faire une opinion plus fondée sur les conflits d’aujourd’hui.

Stev’ LeKonsternant
Illustration principale: l’après-guerre en Irak. (Levi Meir Clancy/Unsplash)

Bibliographie non exhaustive :

Armelle Le Bras-Chopard, La guerre, théorie et idéologies, Paris, Montchrestien, 1994

Alex Bellamy, Just wars, from Cicero to Iraq, Cambridge, Polity, 2006

Guillaume Bacot, La doctrine de la guerre juste, Paris, Economica,1989

Thomas d’Aquin, Somme théologique, tome 3, Paris, Le Cerf, 1985

Saint Augustin, La Cité de Dieu, tome 3, Paris, Éditions du Seuil, 1994