Macabre, sortilèges et non-binarité : encore un drôle de concert dans un temple vaudois

Après le fameux concert « Ejaculate » de la cathédrale de Lausanne, cet été, un nouvel événement artistique promet de faire rejaillir la question de l’ouverture des lieux de culte à tous les vents. D’après le site du festival Les Urbaines, un concert étonnant se tiendra le 2 décembre prochain au Temple de Chavannes, situé près de la gare de Renens.

La musique du duo est sombre et désespérée.

Au programme, .pastoral, un duo composé de ErmenX aka Gabi Pedrosa et St. Asterión Diamantista VII. D’après le site du festival, ce groupe « expérimente des perspectives aussi bien musicales que scénographiques et visuelles » dans un « style éclectique sorti de marécages ensorcelés, entre indie-folk exacerbé et post-metal ». Selon la description en ligne, « .pastoral adopte principalement les guitares, le chant et la batterie pour conter des narrations à la fois tendres et grotesques, habitées de mélodies sensibles, d’incantations macabres et de sortilèges. »

Macabre, sortilèges, ensorcellement… Le champ lexical de la présentation de cette première européenne laisse à penser que le cadre d’un temple chrétien n’est peut-être pas tout à fait le lieu idoine pour accueillir de telles expérimentations au fumet funèbre. Pourquoi, dès lors, ce « duo d’artistes et musiciennexs » – dont il faut visiblement parler en « iels », selon le site du festival – s’y produira-t-il ?

Pour redécouvrir la fameuse affaire de la cathédrale, nous vous offrons exceptionnellement ce lien vers notre édition du mois d’août (page 1 à 7).

Contactée, l’Église évangélique réformée du canton de Vaud (EERV) botte gentiment en touche. « Ces questions relèvent de la compétence de la paroisse et de la Commune qui ont en charge l’utilisation des temples. » Quelques mois à peine après un scandale national au sujet d’un autre concert branchouille et peu en cohérence avec les valeurs chrétiennes à la cathédrale, on ne saura pas si cet étrange écho est bien assumé.

Malgré nos demandes, silence radio depuis mercredi dernier, aussi, du côté de la Commune, du festival et du pasteur responsable des lieux – il est vrai en formation.

Dans l’hypothèse que cette posture ne durera pas éternellement, voici quelques réflexions :

  • Ne serait-il pas temps, bientôt, d’accueillir dans les lieux de culte des artistes susceptibles de les fréquenter en temps normal ?
  • Pourquoi les seuls lieux de culte colonisés par les artistes « ensorceleurs », « non binaires » et révolutionnaires subventionnés sont-ils toujours des lieux de culte chrétiens ?
  • Combien de temps des institutions religieuses payées par nos impôts laisseront-elles des spectacles heurter la sensibilité des chrétiens au sein de nos édifices ?

Telles sont les questions que nous espérons aborder avec les acteurs concernés… Quand ils daigneront s’intéresser un peu au sentiment insupportable de christianophobie cool que nous devons feindre d’apprécier toute l’année.

On rappelle pour finir qu’après l’affaire de la cathédrale, le Conseil synodal (l’exécutif) de l’EERV avait réaffirmé « sa volonté que l’Eglise réformée vaudoise, dans ses lieux et propositions, serve à nourrir la dimension spirituelle de toutes et de tous. »




Et le monde occidental devint stérile

Le 22 octobre dernier, une petite délégation d’élus de l’UDC Vaud s’est rendue à la cathédrale de Lausanne pour suivre le culte du matin. Peu fréquentée – les vacances n’aidant pas – la vénérable église rassemblait essentiellement des personnes âgées et quelques touristes. Les plus jeunes dans l’assemblée, sans surprise, venaient surtout du parti agrarien.

Diffusé sur internet depuis quelques jours, un visuel annonçait le thème de la prédication de la pasteure Line Dépraz. Il s’agissait de méditer le texte de la Bible dans lequel l’apôtre Paul annonce qu’il n’y a plus, « en Christ (…) ni Juif, ni Grec, ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme. » Une « fake news ? » allait-on se demander. 

Il ne s’agit pas ici de proposer une contre-homélie. Chacun son métier. Il vaut toutefois la peine de relever que la maîtresse des lieux n’a pas attendu bien longtemps avant d’affirmer que « des hommes, des femmes et des iels, on en croise tous les matins. » Étonnant, n’est-ce pas, alors que les fidèles venaient d’entendre la Genèse leur rappeler que « mâles et femelles Il les créa » ? Oracle d’une étrange théologie wokeLine Dépraz n’allait pas s’arrêter en si bon chemin. Il lui fallait encore nous présenter Paul en rêveur déterminé à déboulonner le patriarcat. Ce même apôtre qui demande aux femmes de se taire en assemblée, qui affirme que ni les « efféminés », ni les « impudiques » n’hériteront du Royaume de Dieu, oui ce même Paul aurait en réalité été un farouche opposant à l’ordre social masculiniste ! Et nous n’aurions rien compris en 2000 ans !

https://www.youtube.com/embed/djeqW39GCjQ
Une cathédrale où l’on a aussi fait ça cet été.

La cité desséchée

Il faut s’imaginer ces églises vides où le chant ne consiste plus qu’en un vague bourdonnement totalement recouvert par l’orgue. Il faut se représenter ces fidèles au soir de leur vie, auxquels on ne parle plus du Ciel, mais des iels. Et l’on se dit que le monde qu’annonçait Péguy dans Notre Jeunesse – le monde de ceux qui n’ont plus de mystique et qui s’en félicitent – est bel et bien sous nos yeux. Dans cette nouvelle réalité, disait l’immense écrivain, « une même stérilité dessèche la cité et la chrétienté. La cité politique et la cité chrétienne. La cité des hommes et la cité de Dieu.  C’est proprement la stérilité moderne. » 

Livret de prière en langue inclusive.

Pourquoi mettons-nous ce parallèle en évidence ? Parce que la déroute des Verts dans le cadre des élections fédérales, quelques heures après ce culte, n’est rien d’autre que le versant séculier des églises qui se vident devant des obsessions à des années-lumière des préoccupations des gens ordinaires. Les Suisses n’ont-ils aucune conscience écologique ? Se réjouissent-ils de voir leurs glaciers rétrécir ? Bien sûr que non. Mais comment leur reprocher de ne pas avoir jugé crédible un parti qui semblait souvent plus préoccupé par le droit de ses élus non-binaires à posséder un septième sac à main Dior ? Reconnaissons, sur ce point, que le Parti socialiste a mené une campagne intelligente et réaliste, loin des délires para-universitaires dans lesquels se sont perdus leurs alliés. 

Le combat du Peuple n’est pas un combat pour la droite ou contre la gauche. C’est un combat pour le réel. Ce réel, lorsqu’il est nié en chaire ou dans le débat politique, mis à la porte parce qu’il ne colle plus aux derniers développements de la doctrine, finit toujours par revenir par la fenêtre. Les Verts en ont fait l’expérience voilà quelques jours. Nos églises qui se vident en sont une illustration dramatique depuis qu’elles donnent des gages pour courir les subventions.

L’heure est pourtant aux réjouissances. Non pas parce qu’untel a été élu à Berne plutôt qu’un autre, mais parce que, par-delà les clivages partisans, c’est un certain sens de la politique à la Suisse qui a triomphé. Non plus une politique du buzz ou de la course à l’oiseau rare, mais une volonté – qui n’appartient d’ailleurs à aucun parti en particulier – de trouver des réponses aux soucis de la population.

Dans la foulée des élections, la conseillère nationale verte (réélue) Léonore Porchet a proposé une prestation terrible à Forum pour expliquer la déroute de sa formation. La faute à la radicalité de l’autre bord, nous a-t-elle juré. La faute aux médias (qui ne l’ont pourtant jamais mal servie), la faute aux hommes quinquagénaires et « privilégiés »… Cette satellisation volontaire n’augure rien de bon pour ceux qui veulent remettre la préoccupation écologique sur le devant de la scène. Elle annonce en revanche une jolie traversée du désert pour certaines starlettes de ces derniers mois dont on se réjouit de découvrir le nouvel avatar dans quatre ans.




« Killers of the Flower Moon » : une idylle entachée par le crime et la culpabilité

Le cinéaste new-yorkais, contemporain de Steven Spielberg et autre artiste notoire de ce qu’on appelle aujourd’hui le « Nouvel Hollywood », a enchanté son public depuis les années 1970 avec des films comme Mean Streets (1973), Taxi Driver (1976), Casino (1995), ou encore Gangs of New York (2002) pour ne citer que quelques œuvres célèbres.

L’histoire de Killers of the Flower Moon (titre poétiquement macabre) nous amène dans l’Amérique des années 1920 : un vétéran de la Première Guerre mondiale, Ernest Burkhart (interprété par Leonardo DiCaprio), arrive dans l’état d’Oklahoma pour rendre visite à son oncle William « Bill » Hale (joué par Robert De Niro). Il devient chauffeur de taxi pour gagner sa vie et rencontre une riche héritière de la tribu osage durant l’une de ses courses : Mollie (Lily Gladstone). Après lui avoir fait la cour, Ernest se marie avec Mollie. Le foyer des Burkhart semble ne plus toucher terre jusqu’à ce que des décès au sein de leur famille se succèdent à un rythme inquiétant. Existerait-il une conspiration qui viserait à les assassiner ?

Le film est tiré d’un roman reportage du même nom, écrit par David Grann. Scorsese en fait son premier western, quoique nullement son premier film historique. C’est un projet mâtiné de caractéristiques issues de divers genres cinématographiques (par exemple le film policier). L’adaptation cinématographique diffère toutefois du roman : alors que le livre présente les aspects variés de l’affaire nommée « Règne de la terreur » (c’est-à-dire des assassinats successifs qui visaient les membres de la tribu osage), le long-métrage prend le parti de particulièrement se concentrer sur le destin d’Ernest. Il est d’ailleurs à noter que la mise en scène ainsi que la production design (en résumé les décors) sont d’une efficacité redoutable : les costumes à mi-chemin entre deux époques, les automobiles de collection, ou les plaines sauvages à perte de vue immergent instantanément les spectateurs dans cette fresque américaine. Cette seule qualité mérite d’être applaudie. En introduisant ainsi son récit, Scorsese se range du côté de metteurs en scènes comme Michael Cimino (réalisateur de l’éprouvant mais magnifique Voyage au bout de l’enfer) ou Clint Eastwood. Ces derniers se sont évertués à peindre sur grand écran des événements monumentaux, tout en interrogeant les mythes fondateurs américains.

Quand on parle de scénario, il est nécessaire de s’attarder sur les personnages. Une autre qualité de Killers of the Flower Moon est son apparente aisance à présenter des individus complexes et attachants, aux prises avec la tragédie de l’Histoire. Sans surprise, Leonardo Di-Caprio excelle dans son interprétation d’Ernest : des mimiques aux gestes les plus anodins, de l’accent sudiste au vocabulaire employé, ce vétéran porté sur la boisson fascine aussi bien par son authenticité que par sa vulnérabilité. De même, Lily Gladstone convainc par la sobriété de son attitude, cependant enrichie d’une intensité émotionnelle qui surgit à quelques moments clefs du déroulé narratif. Il faut de même saluer les performances des acteurs secondaires qui contribuent au réalisme, à la consistance de cette épopée où la corruption et la culpabilité (deux thématiques chères au cinéaste) sont omniprésentes. Autrement dit, le film est une réussite du point de vue théâtral.

Toutefois, il est regrettable que la performance de Robert De Niro soit en deçà du niveau général, surtout quand on pense à ses magnifiques apparitions dans des films comme Raging Bull (1980) ou La valse des pantins (1982), deux autres classiques de Scorsese. Le comédien est en mesure de donner vie à des personnages fascinants. Cela ne fait aucun doute. Il est donc fort dommage que le personnage de Bill Hale, oncle d’Ernest et individu diabolique par excellence, n’ait pas bénéficié d’un traitement plus minutieux. La pauvreté du jeu tranche avec l’éloquence du travail de DiCaprio et de Gladstone. Un jeu trop convenu de la part du légendaire acteur américain, « étalon-or » théâtral comme DiCaprio le considérait durant sa formation de comédien. De Niro aurait-il négligé la préparation de son rôle ? Il existe peut-être un âge auquel un artiste n’est plus autant disposé à s’investir.

La mise en scène, malgré l’ampleur de la trame, souffre d’un classicisme un brin suranné. Efficace sans faire preuve d’originalité, Scorsese nous avait habitué à plus d’innovations en termes de réalisation – par exemple les plans chaotiques de Mean Streets qui donnaient l’apparence d’un reportage tourné dans le Little Italy de New York. Le cinéaste semble s’être assagi au fil des années.

En somme, Killers of the Flower Moon est le captivant récit d’un homme, Ernest Burkhart, découvrant une culture indigène par laquelle il cherche à être accepté. Il s’agit aussi d’une œuvre de qualité qui immerge naturellement l’audience dans cette épopée où trahison et violence sont légion. Les échanges entre les comédiens, la bande-son plus sobre qu’à l’accoutumée car basée essentiellement sur la musique amérindienne, et la production design font partie des points forts du film. Moins subversif que le fameux Dead Man (1994) de Jim Jarmusch et moins comique que le Little Big Man (1970) d’Arthur Penn, Killers of the Flower Moon apporte un éclairage inédit sur les relations entre américains blancs et amérindiens. Bien plus qu’une simple fable portant sur le racisme et les effets délétères du capitalisme, il est une œuvre fascinante à mi-chemin entre film historique et histoire de pègre, un film-fleuve (près de 3h30) dont la durée ne se fait que très peu sentir.




Le pape de la rémission des déchets

« Une bête est retirée de son pré, mise en cage, puis sur un tapis roulant. C’est l’élevage en batterie, qui rapporte d’énormes bénéfices, et dont l’idée ne serait venue à aucune des grandes civilisations, bien que leurs étables aient souvent été des plus sordides. On y voit végéter, à des millions d’exemplaires, une espèce de Golem à qui l’on n’accorde plus que la mécanique de son être. On a économisé jusqu’au contour : crêt et ergot du poulet n’ont pas lieu d’être. Mais l’ivrogne qui bat son chien encourt un châtiment. 1»Si elles étaient sorties de la plume du pape actuel, ces lignes du génial Ernst Jünger auraient certainement déchaîné des tempêtes d’indignation du monde conservateur. À nouveau, le très politique pape François aurait été accusé d’être le Souverain non plus pontife, mais wokiste. Un leader religieux qui sortirait une nouvelle fois de son rôle et qui se soucierait, de façon totalement inappropriée, d’un sujet qui ne concernent pas l’Église. Telle n’est pas notre position. 

Mais à l’inverse, difficile de ne pas nous montrer interpellés par certaines réactions consécutives à la mise en ligne d’une vidéo relevant les approximations et les ambiguïtés flagrantes de la nouvelle exhortation apostolique Laudate Deum du chef de l’Église catholique. « Monsieur je ne manquerai pas de faire de la pub à votre vidéo pour montrer un bel exemple de mauvaise foi, c’est tellement caricatural d’un bout à l’autre qu’on ne sait pas s’il faut rire ou pleurer », s’indigne par exemple un internaute sur YouTube. D’autres, plus surnaturels dans l’approche, nous confient qu’ils vont prier pour notre conversion à la foi catholique. Comme si l’idée même d’un regard dubitatif sur un document portant sur un domaine étranger au Credo devait aussitôt entraîner une excommunication. Devrait-on consentir à regarder l’édifice théologique s’effondrer sans avoir témoigné ?

Impitoyables par loyauté

Pour poser le cadre, rappelons d’abord que le site benoit-et-moi.fr, très critique à l’égard de François, affirmait le six octobre dernier que l’exhortation apostolique a été réalisée par un cercle très restreint de proches du pape. Et d’ajouter que « la Secrétairerie d’État du Vatican n’a(vait) reçu le texte pour commentaires que peu de temps avant qu’il ne soit finalisé, ce qui n’a laissé “même pas une journée” au bureau diplomatique pour peser sur le texte ou pour compiler les suggestions des diplomates nommés auprès du Saint-Siège. » Face à des méthodes en rupture avec les usages, doit-on s’interdire d’analyser un document sous prétexte qu’il partirait d’une bonne intention – freiner le saccage de l’environnement ? L’honnête homme répondra que non, à moins de se comporter en groupie de François. Nous sommes de ceux qui croient qu’une cause n’est jamais aussi bien défendue qu’avec une liberté totale, pour paraphraser Bernanos.

Un pape hors de son rôle, tonne le géographe Jean-Robert Pittet (ouvrage cité en haut à droite).

Mais d’abord la question incontournable : pourquoi un journal conservateur devrait se pencher sur les affirmations du pape en matière d’écologie ? N’ont-elles pas autant de valeurs que ses prédications footballistiques ou que ses positions très tranchées en matière de lutte contre le Covid ?  

A cette question, un livre important du géographe Jean-Robert Pitte 2, cité dans la vidéo à l’origine de cet article, répond de façon juste et nuancée. En page 327, l’auteur souligne : « L’Église est dans son rôle en recommandant d’agir sur l’environnement planétaire dans le respect des générations à venir, ce qu’il est convenu aujourd’hui de qualifier d’action durable. En revanche, le pape outrepasse ses missions en entrant dans des détails techniques qu’il ne maîtrise pas. » Des propos forts, mais rédigés à propos de l’encyclique Laudato Si, de 2015. Or cette dernière était encore loin du ton presque exclusivement politique de sa suite Laudate Deum.

Il ne s’agit donc pas de décortiquer ce document pour détruire mais pour avertir : quand une autorité religieuse se lance dans un hors-piste parascientifique, elle risque de perdre sa crédibilité à la fois politique, mais aussi spirituelle. C’est donc un devoir d’honnêteté intellectuelle, pour le chrétien, de mettre en garde contre la déconnexion croissante des attentes des fidèles et des marottes de leurs élites. Surtout quand ces dernières, incarnant deux fois le camp du Bien, pondent des documents mal ficelés en s’enfermant dans leur tour d’ivoire. Les signes du malaise actuel sont d’ailleurs évidents à qui veut bien ouvrir les yeux : citons le désintérêt complet de l’opinion publique pour l’actuel « synode sur la synodalité » – dont les diffusions en streaming sont boudées par des milliards de catholiques – ou le flop de Laudate Deum, pourtant censé réveiller les consciences de l’humanité tout entière. À quoi bon aller chercher chez le pape un discours que l’on trouve déjà, souvent servi de façon plus convaincante, chez les politiciens ? 

Mais pourquoi ce document est-il si gênant ?

L’exhortation consiste en une quinzaine de pages, librement accessibles sur le site du Vatican. N’y chercher que les faiblesses serait de la bien mauvaise propagande : certains passages consacrés aux dangers de la toute-puissance technologique dont dispose aujourd’hui l’humanité sont même très beaux. Ainsi le paragraphe 24, qui relève : « Toute augmentation de pouvoir n’est pas forcément un progrès pour l’humanité. Il suffit de penser aux technologies “admirables” qui ont été utilisées pour décimer des populations, lancer des bombes atomiques, anéantir des groupes ethniques. Il y a eu des moments de l’histoire où l’admiration du progrès ne permettait pas de voir l’horreur de ses effets. Mais c’est un risque toujours présent, car l’immense progrès technologique n’a pas été accompagné d’un développement de l’être humain en responsabilité, en valeurs, en conscience […]. » Et François d’illustrer en des termes remarquables la barbarie de l’esprit qui nous accable : « L’homme est nu, exposé à son propre pouvoir toujours grandissant, sans avoir les éléments pour le contrôler. Il peut disposer de mécanismes superficiels, mais nous pouvons affirmer qu’il lui manque aujourd’hui une éthique solide, une culture et une spiritualité qui le limitent réellement et le contiennent dans une abnégation lucide 3 ». 

Malheureusement, cette mise en garde, qui n’est pas sans évoquer des auteurs importants (Ellul, Illich, Olivier Rey), est bien mal servie par un déluge d’approximations parascientifiques dans le reste du texte. Ainsi le paragraphe cinq, où l’on peut lire : « Si l’on dépasse 2 °C, les couches de glace du Groenland fondront complètement et une bonne partie de celles de l’Antarctique, ce qui aura des conséquences énormes et très graves pour tous. » Peut-être doit-on consentir à ce que des icebergs qui disparaissent provoquent aussi des textes vagues…

https://www.youtube.com/embed/Wmr9UU24GIA

Ou alors le dixième paragraphe : « La transition vers des formes d’énergies renouvelables bien gérées, ainsi que les efforts d’adaptation aux dommages du changement climatique, sont capables de créer d’innombrables emplois dans différents secteurs. » Ce goût des vérités qu’il n’est nul besoin d’étayer – osons parler d’enfonçage de portes ouvertes – ne peut que déstabiliser des fidèles en quête de verticalité et de surnaturel. Au même titre, pourrait-on ironiser, que ces chants mièvres des années septante qui continuent à être chantés poliment par des irréductibles en pantacourts dans une église de 1000 ans. L’autoritarisme papal est peut-être mis au service de bons sentiments, mais la machine tourne à vide.

Une perte du surnaturel

Par rapport à la tradition catholique, ce nouveau document du pape introduit en outre des modifications substantielles qui nourrissent le malaise des bien des croyants. De nombreux reproches ont été adressés au pape pour la sympathie qu’il manifeste, au paragraphe 58, pour des mouvements du type « Renovate » ou « Grèves du climat ». Bien plus gênantes, pourtant, sont les inflexions théologiques qu’il semble parfois faire passer par la bande. Ainsi, au paragraphe 69, l’Argentin nous invite à un chemin de « réconciliation » avec le monde, comme si ce dernier disposait d’une volonté propre. La Création, dont l’homme ne serait plus qu’une part – alors que le message biblique le place au sommet – deviendrait ainsi une quasi-divinité, réapparition de la déesse-mère Gaïa, sur le point de nous châtier pour nos manquements à la doctrine écologiste. Une telle personnification de la nature n’est pas sans charme et a même lourdement influencé la peinture romantique. Dans le contexte d’un enseignement du pape, néanmoins, la notion de « réconciliation » – l’autre nom du sacrement dit de la confession dans la foi catholique – n’est pas sans ambiguïté. Le catéchisme de saint Pie X, par exemple, rappelle que « la confession consiste en une accusation distincte de nos péchés, faite au confesseur pour en recevoir l’absolution et la pénitence. » Qui seront nos confesseurs en matières climatiques ? La conseillère nationale verte vaudoise Léonore Porchet ? Greta Thunberg ?

La même gêne peut être relevée dès la première phrase du texte. Le pape a choisi la traduction « Louez Dieu pour toutes ses créatures » pour le fameux Cantique des Créatures de saint François d’Assise. Or ce dernier se trouve au moins aussi souvent sous la forme de « Loué sois-tu, mon Seigneur, avec toutes tes créatures, spécialement pour messire le Frère Soleil, Qui apporte le jour et à travers qui Tu nous donnes la lumière. »(…). » Subtile argutie philologique ? Non, car en conséquence d’un tel choix, on ne loue plus Dieu à travers la Création, mais pour la Création, qui devient une fin en soi. Telle n’est sans doute pas la voie de la tradition. Mais quel poids peut bien avoir cette dernière face à un pape qui ne cite qu’un seul de ses prédécesseurs, Paul VI, dans son document ?

Une invitée surprise

Dans le paragraphe 41, une invitée inattendue vient renforcer ce sentiment d’une Église qui, voulant faire feu de tout bois, se soumet au monde plus qu’elle ne cherche à le bouleverser. Cette chercheuse n’est autre que Donna Haraway, intellectuelle américaine – connue pour un Manifeste cyborg – et militante animaliste. Dans La Religion woke 4, l’épistémologue Jean-François Braunstein décrit cette intellectuelle à la manière d’une pionnière du mouvement hypercritique qui, aujourd’hui, remet en question toute possibilité de faire émerger une vérité scientifique. Pourquoi ? Simplement parce la science serait toujours conçue à partir d’un point de vue particulier, en général celui d’hommes blancs, hétérosexuels et capitalistes. C’est la notion d’ « épistémologie du point de vue », qui devrait d’ailleurs effrayer le chef d’une religion qui a toujours dénoncé le relativisme sous toutes ses formes. Cet appel du pied à une pionnière du wokisme est du reste étonnant de la part d’un auteur qui, dans le même document, houspille ceux qui remettent en question le large consensus scientifique autour du réchauffement climatique. Un regard hypercritique sur les intérêts supposés des chercheurs du GIEC 5 n’alimente-t-il pas justement les spéculations les plus exotiques ?

On le voit, nombreux sont les éléments, parfois très éloignés de la foi, qui nuisent à la crédibilité de la prise de parole du pape argentin. Sur le plan méthodologique, une dernière approximation effrayante mérite d’être relevée : en notes 6 et 44, un même document est cité comme source de deux affirmations 6. Ce texte, des Nations Unies, devrait appuyer deux affirmations distinctes : 1) que « l’Afrique, qui abrite plus de la moitié des personnes les plus pauvres de la planète, n’est responsable que d’une infime partie des émissions historiques » et 2), que « les émissions (ndlr sans plus de précisions sur la nature de ces émissions ) par habitant aux États-Unis sont environ le double de celles d’un habitant de la Chine, et environ sept fois supérieures à la moyenne des pays les plus pauvres ».

United Nations Environment Program, Emission Gap Report 2022 https://www.unep.org/resources/emissions-gap-report-2022

Or, si l’on suit le texte proposé en référence, on tombe sur un tableau qui indique que les Etats-Unis polluent certes plus que les autres par habitant, mais en tout cas pas dans le ratio évoqué. Quant au graphique de droite, il illustre même que les rapports sont en train de s’inverser. Dernier clou dans le cercueil académique, la corrélation automatique entre pollution et richesse semble même remise en question par le classement de l’Indonésie au-dessus de la moyenne européenne. Là encore, il ne s’agit pas de chercher à démolir un document par anti-écologisme foncier. Mais comment défendre l’Église face aux accusations récurrentes d’obscurantisme si, à sa tête, on ne respecte pas un minimum de rigueur scientifique ? Une bonne cause permet-elle n’importe quel traitement ?

Un Dieu auquel on ne semble plus croire

Parmi les messages reçus sur notre chaîne YouTube, un admirateur du Saint-Père nous reprochait de nous pencher sur un document pour lequel les plus grands scientifiques auraient été consultés. De telles imprécisions mettent en doute une telle affirmation.
Technique, mais maladroitement, politique, mais souvent imprudemment,Laudate Deumest un brûlot dans lequel Dieu intervient seulement à deux reprises avant le dernier chapitre (et dix fois en tout), consacré aux motivations spirituelles de la lutte pour l’environnement. Comme si la foi ne devait plus venir informer l’engagement pour la préservation du vivant. Comme si la science livrée à elle-même suffisait à combattre les ravages causés par le « règne de la matière » dont parlait Bernanos avant même l’entrée dans la civilisation des loisirs. Ceux qui ont connu la déchristianisation massive dans les années 1960 se souviennent que cette même obsession de la scientificité a permis la contagion du marxisme dans l’enseignement de l’Église catholique. Pour quel progrès ?

Qui mourra pour sauver l’EcoEglise ?

Les questions douloureuses méritent d’être posées : qui deviendra catholique ou chrétien en général pour participer à des ateliers de réflexion sur le concept EcoEglise ? Qui mourra pour améliorer le bilan énergétique d’un diocèse ? Qui, en dehors du cercle des convaincus, s’enthousiasme réellement pour ce nouveau texte du pape ? Pas grand monde, et c’est ainsi que sautillant, « tressaillant de joie », comme l’affirme une chanson de la messe, un peuple perd sa sève spirituelle au profit d’une moraline autoritaire et débarrassée de tout surnaturel.

Vous attendiez le salut des âmes, vous aurez la rémission des déchets. Saint François d’Assise, dont le pape aime à se réclamer, ne nous a pas laissé son auguste témoignage pour cela. Si le Poverello parlait aux oiseaux, c’était pour leur parler du bon Dieu, pas de Greta.

Raphaël Pomey





La Ville de Bulle sombre dans la maladie du tutoiement

Les Suisses connaissent les magasins Coop « pour moi et pour toi » ou les transports publics qui, en temps de Covid, nous demandaient de boire notre café le plus vite possible « afin de te protéger toi et les autres ». A Bulle, la marche forcée vers le pays des merveilles vient de faire rage dans un registre habituellement peu propice aux débordements de convivialité : la gestion des déchets. Faut-il, en effet, qu’un seul secteur de l’activité humaine échappe aux béatitudes sinistres de la communication sympatoche ? 

On est tellement potes, tu vois. (Images DR).

Peu sensible aux charmes de la familiarité subventionnée, un abonné a subi la désagréable expérience de devoir passer depuis cet été devant un panneau qui lui demandait : « Tu veux que ces containers à tri restent ici ? », avant de l’inciter à ne pas y déposer ses déchets ménagers. « Le citoyen est déjà obligé de jouer lui-même à l’éboueur malgré de nombreuses taxes, et voilà qu’on doit maintenant se farcir l’infantilisation générale avec cet insupportable tutoiement », tonne ce quadragénaire.

Fantasia chez les Dzodzets

Des « tu » adressés à des publics cibles jeunes ne sont pas rares dans la communication institutionnelle, à l’image d’une campagne valaisanne pour discerner si nous sommes « lourdingues ou pas » avec les dames. 

Un visuel du programme lourdingue.ch. Si le « tu » vous met mal à l’aise, évidemment, ça ne compte pas.

Mais qu’une administration s’adresse sur un tel mode à toute la population, la chose est plus singulière. Au bout du lac Léman, un glissement vers le « tu » n’a par exemple jamais été envisagé : « Il n’y a pas eu, à ma connaissance, de remise en question de cette pratique (ndlr du vouvoiement) en Ville de Genève », note Yannick Richter, chargé de l’information du Conseil administratif. Lequel précise : « Cette façon de faire semble généralement en phase avec les attentes de nos publics. » De même à Lausanne, où Amélie Nappey-Barrail, responsable communication de la capitale olympique, ne tourne pas autour du pot : « Non, nous ne disons jamais tu aux adultes. Il se peut que des messages pour des jeunes ou des ados soient fait quelque fois avec le tutoiement. » Et de conclure : « Depuis que je suis là, nous n’avons jamais envisagé de tutoyer les gens. »

Schmolitz gruérien un brin téméraire ? Élan de convivialité irrépressible ? Comment expliquer la tentative de faire copain-copain à propos de containers à tri, du côté de Bulle ? En premier lieu, Alain Sansonnens, chargé de comm (N.B. Au Peuple aussi on est cools), souligne qu’il ne s’agit pas d’une pratique généralisée : « Le tutoiement n’est utilisé qu’occasionnellement, pour varier la force des messages ou dans le cadre de certaines campagnes de communication. » Là encore, ce sont évidemment les plus jeunes qui sont susceptibles de se voir tutoyer. 

Mais n’est-ce justement pas un peu cavalier d’avoir tenté le « tu » dans un contexte, la propreté publique, qui touche tout un chacun ? « Non. C’est d’ailleurs une tendance que l’on observe au sein de la société : de plus en plus, la frontière entre l’usage du « tu » et du « vous » s’amincit. » Un peu, pourrait-on ajouter, comme l’envoi de photo de nus sur les portables. Faut-il pour autant que des collectivités s’y mettent ?

Et la Ville activa le mode ninja

L’explication de son administration ne convainc en tout cas guère notre abonné : « Ces poubelles sont dans un parc largement fréquenté par des personnes en situation de dépendances. Je pense qu’ils se sont dit, à la commune :  » Ceux-là on peut les tutoyer, parce que ce sont des marginaux  » ».

Seule certitude, quelques heures après nos questions, ce Bullois n’avait plus guère de raisons de s’énerver sur le chemin des commissions. Le panneau au sujet duquel Le Peuple venait de questionner la Ville, ainsi que les containers, venaient de disparaître en toute discrétion.

La fin d’une belle aventure humaine. (DR)



L’urgence climatique à 1km/h

Serait-ce la fin des mains collées au bitume ? Après les nombreuses controverses et la frustration croissante des automobilistes bloqués devant les activistes climatiques englués, voici que Renovate entame des marches dans les villes suisses au rythme de 1km/h. Ce mode d’action a été choisi, explique-t-on, afin d’illustrer la lenteur de notre Gouvernement face à l’urgence climatique. Il a été mis en pratique à Berne, le premier juillet dernier, avec 17 personnes. Depuis, le procédé s’est répété – principalement après la rentrée – et notamment à deux reprises à Lausanne. Pas moins de seize marches sont prévues jusqu’à la mi-octobre, juste avant les élections fédérales, selon le site internet de Renovate.  

Cette nouvelle approche vise à provoquer moins de réactions négatives dans l’opinion publique que les blocages de routes. Par ailleurs, ces récentes mobilisations répondent à un contexte judiciaire particulier. En Allemagne, depuis ce printemps, certains activistes climatiques ont été condamnés par la justice à des peines de prison. Depuis, aucun militant de Renovate ne s’est recollé la main au goudron. Néanmoins, cela ne les a pas empêchés de provoquer des interruptions du Festival de Locarno, de l’European Master de Golf de Crans-Montana ou d’une représentation de la 4ème symphonie de Bruckner à Lucerne. Ils ont également tenté de perturber un important événement d’athlétisme zurichois de la Diamond League, au Stade du Letzigrund mais ont rapidement été interceptés par les agents de sécurité.

Ces marches lentes ne font toujours pas l’unanimité. Elles sont d’ailleurs elles aussi interdites. Marie Seidel, porte-parole de Renovate, ne le dément pas : « 24 heures avant l’action, nous informons la police de notre intention de marcher lentement. Nous ne demandons pas d’autorisation ». Mais que répondent alors les autorités ? « Cela dépend des villes et du tracé de la marche », nous dit la militante, qui poursuit : « Pour le moment, la police a la plupart du temps toléré et facilité la manifestation ».

Une récente marche à Lausanne. (photo: Renovate Switzerland)

Étonnante mansuétude ? Contactée par Le Peuple, la police lausannoise rétorque qu’elle a identifié les personnes participant à la marche lente et les a dénoncées au règlement général de police. Elle a, en outre, encadré la manifestation « afin de garantir la sécurité de toutes et tous et de limiter les perturbations ». Elle va « conserver cette manière de faire », nous annonce-t-elle.

Pourquoi ne pas empêcher cette infraction alors ?

Les groupes de militants sont rarement plus qu’une quinzaine, et certains se demandent dès lors pourquoi la police ne les empêche pas tout bêtement de défiler. La police lausannoise répond simplement qu’elle « évalue chaque situation en fonction des principes de légalité, d’opportunité et de proportionnalité et intervient en conséquence ».

À Sion et à Zurich, deux marches lentes ont cependant été empêchées par les forces de l’ordre, mi-juillet puis mi-septembre. Renovate avait alors tonné dans un communiqué de presse que « la liberté d’expression et la liberté de manifester sont des droits humains fondamentaux garantis par la Convention européenne des droits de l’homme ». Le correspondant presse de la police zurichoise justifiait dans le 20 Minutes : « Les activistes ont été informés que cela ne serait pas toléré à cet endroit. Malgré cela, une douzaine de personnes ont gagné la chaussée et les forces de l’ordre sont intervenues ».  Quant au cas valaisan, Marie Seidler déplore que « la police ait empêché une manifestation pacifique de se tenir, en confisquant tout le matériel lors du briefing ».  Il faut toutefois préciser que des marches se sont finalement déroulées dans ces deux villes, en respectant certaines limites. Le commandant de la police régionale à Sion, Bernard Sermier, détaillait ainsi son plan d’action dans 20 Minutes: « On a laissé faire les militants, tout en leur imposant des règles. Et elles ont été suivies ». Un sit-in ou des mains collées sur le bitume, précisait-t-il, « n’auraient pas été tolérés ».  

« Qui s’est occupé des cafés ? » (Crédit photo: Renovate Switzerland)

La droite pas plus convaincue

À droite, le changement d’approche de Renovate Switzerland ne change ni l’appréciation, ni la communication opposées au militantisme catastrophiste écologiste. « Le PLR condamne fermement toute action qui conduit à prendre en otage la population au prétexte qu’une idéologie est plus importante que le respect de la liberté de mouvement », tonne ainsi Marlène Bérard, cheffe de groupe du PLR lausannois. Pour elle, « le fait que ces actions ne regroupent qu’une quinzaine de personnes démontre le manque d’adhésion pour ce type de démarche ». Et de conclure en affirmant que « le PLR encourage toutes celles et ceux qui souhaitent faire évoluer positivement la cause climatique à recourir aux outils démocratiques. Seule une attitude respectueuse de l’ensemble de la population est de nature à faire avancer les choses. »




« Coup de chance » : les cruelles vertus du hasard

Une femme à la tenue élégante déambule dans les rues de Paris. Soudain une voix douce et masculine l’interpelle : la première interaction entre Maude (jouée par Lou de Laâge) et Alain (interprété par Niels Schneider) se joue. Ils ne s’étaient pas revus depuis le lycée, à New York. Une relation est-elle sur le point de se renouer ? Plus tard, Maude retrouve son petit-ami Jean (Melvil Poupaud) dans leur appartement luxueux. Au fil de leur conversation, elle semble pensive, lointaine : un tel ménage lui correspond-il réellement ? 

Aussitôt la trame amorcée, les spectateurs sentent qu’Allen s’aventure en terre connue : potentiel triangle amoureux, la capitale parisienne idéalisée – comme c’est le cas pour le nostalgique Minuit à Paris (2011), et un humour mâtiné d’amertume. Coup de chance est une œuvre représentative du cinéaste, mais qui introduit une nouveauté de taille : il s’agit d’un film joué en français. Bien que cet aspect mérite d’être relevé, il passe rapidement inaperçu tant ce cadre européen semble convenir à l’auteur. Allen a en effet confessé à de nombreuses reprises sa passion pour des cinéastes comme l’italien Federico Fellini, le suédois Ingmar Bergman ou encore le franco-suisse Jean-Luc Godard. 

Concernant ses influences, le scénario de Coup de chance s’avère un curieux mélange de Truffaut et de Hitchcock. Dans une interview (datant du 3 septembre) accordée au magazine Variety, Allen remarque que l’une des raisons pour lesquelles les films du second sont aussi appréciés est l’omniprésence du glamour : bien que peuplés de meurtres et de trahison, ses films conservent une esthétique agréable, voire séductrice. En d’autres termes, les histoires peuplées de macchabées mêlées à des intrigues amoureuses rendent les œuvres de Hitchcock populaires. Le dernier travail d’Allen suit cette logique : un film à suspense aux relents romantiques, un récit idyllique où la violence et l’horreur affleurent.  

De la comédie au drame : une formule qui capture parfaitement non seulement le style mais aussi l’univers du New-yorkais. Coup de chance n’échappe bien sûr pas à la règle. On y voit évoluer des personnages complexes dépeignant la condition humaine, des individus aux prises avec l’ironie de l’existence. Il offre aux spectateurs des réflexions philosophiques qui enrichissent le scénario. Les blagues et le ton décalé qui parsèment l’histoire suggèrent bien souvent le drame ; Coup de chance est bel et bien un récit tragique, macabre même, mais raconté avec un ton léger – largement exprimé par une musique jazz que Woody Allen affectionne particulièrement. 

Se mariant parfaitement à la bande-sonore du film, l’esthétique sobre et classe contribue significativement à cet univers certes caractérisé par le confort matériel et le prestige de la bonne société parisienne, mais également par la trahison et la tromperie. Le directeur de la photographie Vittorio Storaro (auquel on doit la sublime identité visuelle d’Apocalypse Now(1979)) contribue subtilement à ce drame citadin.   

S’il existe bien une thématique dominante au sein du film, c’est bien celle de la chance (d’où le titre du film). A l’instar de Match Point (2005), considéré comme une des œuvres les plus réussies de Woody Allen, le récit fait la part belle à la prédominance des aléas dans le destin des individus. Ils semblent s’immiscer à tous les moments clefs, faisant basculer inexorablement la marche des événements. On imagine aisément le metteur en scène sourire douloureusement en dehors du champ de la caméra, observant avec une parfaite lucidité les affres de ses personnages. 

En somme, Coup de chance est un travail séduisant, à l’humour parfaitement dosé. Il offre une intrigue certes sombre, mais contée avec douceur. Bien qu’il n’atteigne pas le génie de films comme Annie Hall (1977), Manhattan (1979), ou encore le très original La rose pourpre du Caire (1985), le film jouit d’une intrigue sophistiquée où les rebondissements sont toujours bien amenés. On espère qu’Allen nous offrira de nouveau le privilège de savourer d’autres aventures européennes. 




« Les mamans au foyer sont aussi de vraies actrices du tissu social »

Nous poursuivons ici notre travail au sujet du passage, prôné par les « sept sages », à l’imposition individuelle. Un changement de modèle dont l’un des buts avoués consiste à pousser tous les parents à travailler hors du foyer. Nous avons donné la parole à une famille admirable qui regrette la guerre culturelle qui la vise.

Comprenez-vous que le Conseil fédéral (et surtout une femme de droite, la PLR Karin Keller-Sutter) attaque le modèle que vous avez choisi ?

Kévin : Oui, je peux le comprendre, car le Conseil fédéral peut difficilement se projeter dans une vie de famille avec quatre enfants ; sur sept conseillers fédéraux, quatre n’ont pas d’enfant (Karin Keller-Sutter, Viola Amherd, Guy Parmelin, Ignazio Cassis). Ils ne réalisent donc pas les impacts qu’une telle réforme peut avoir sur des familles et surtout sur les enfants. Ils doivent visiblement penser que la réussite d’une société se traduit uniquement au travers du PIB puisqu’ils souhaitent « inciter davantage les deux conjoints d’un couple marié à exercer une activité lucrative ». Ils disent que « cette réforme devrait avoir un effet positif sur l’emploi ». De mon côté, je me pose les questions suivantes « a-t-on considéré les effets sur le développement et l’éducation des enfants ? », « Quels sont les impacts à long terme sur une société ? » ou encore « Est-ce que l’argent est la seule boussole pour prendre ce genre de décision ? ».

A cette question, son épouse Claude-Aline ajoute :  Pénaliser les familles avec un seul revenu revient à influencer le choix de vie des couples, il ne me semble pas adéquat que le Conseil fédéral intervienne là-dedans. En effet, il revient aux ménages de choisir quel modèle leur convient le mieux. Il y a déjà suffisamment de contraintes financières pour décourager ce modèle. En 2023, il est difficile de faire vivre une famille avec un seul salaire. Pourtant, la maman au foyer libère des places en crèche et en accueil parascolaire, elle ne touche pas de congé maternité et évite à son conjoint d’utiliser des jours de congé pour enfants malades. Ce n’est pas négligeable ! Il y avait une inégalité dans l’imposition des couples mariés, il est bien dommage d’en créer une nouvelle avec cette réforme de l’imposition individuelle. 

Avez-vous le sentiment qu’une persécution de la famille se met en place ?

Kévin juge le terme un peu fort : Le Conseil fédéral souhaite « viser un allégement de la charge fiscale pesant sur les couples mariés ». Je trouve cela très positif. En regardant l’objet en détail, je constate que nous serons en réalité pénalisés par cette réforme. Cela me dérange beaucoup et je me sens attaqué ; « Le projet ne prévoit aucune déduction spéciale pour les ménages ne comptant qu’un adulte ou pour les couples mariés ne disposant que d’un revenu ou d’un revenu principal et d’un revenu secondaire faible ». Une imposition individuelle est peut-être la voie à suivre, mais en veillant à ne pas pénaliser le modèle « traditionnel » qui, semble-t-il, a plutôt bien fonctionné jusqu’à présent. Aujourd’hui, c’est vrai que nous ressentons une forte pression financière liée aux loyers, frais de santé, coûts de l’énergie et aussi l’inflation. Je constate qu’il est maintenant difficile de porter une famille (4 enfants) avec un seul salaire. Une telle initiative est donc frustrante pour nous, car elle va nous pénaliser.

Pourquoi avoir choisi ce modèle ?

Claude-Aline explique : Lorsque j’étais enceinte de notre premier enfant, je devais reprendre le travail à 60%, et j’étais heureuse de ce projet. Très rapidement après sa naissance, il m’a semblé évident que je voulais passer beaucoup plus de temps avec mon enfant. J’ai décidé de changer de travail pour un poste à 30%. C’est très personnel, mais je ne me suis jamais sentie épanouie dans cette situation. À la naissance de notre deuxième enfant, il était évident pour moi que je deviendrais mère au foyer. J’ai la chance d’avoir un mari qui a accepté d’être le seul responsable de l’apport financier de notre ménage. Nous avons dû déménager pour diminuer nos charges et réfléchir à des solutions pour que notre ménage tienne le coup financièrement. Cela fait désormais quatre ans que j’ai arrêté de travailler et deux enfants sont venus compléter notre famille. L’équilibre que nous avons trouvé est précieux pour moi, pour notre couple et pour nos enfants.

Quels sont les avantages d’un tel modèle ?

Kevin : Premièrement, cette organisation nous permet d’avoir beaucoup de disponibilités pour les enfants. Le fait que mon épouse soit maman au foyer me permet une grande flexibilité au travail et un investissement plus important durant les périodes chargées. Je pense être un meilleur employé parce que ma femme est à la maison. Nous pouvons aussi profiter des vacances ensemble sans devoir alterner et jongler avec les gardes d’enfants. Je suis reconnaissant de savoir que mes enfants sont avec ma femme et que c’est elle qui s’en occupe durant mon temps de travail. Nous sommes d’accord sur la manière de les éduquer et je sais qu’elle leur transmet des valeurs qui nous sont chères.

Claude-Aline confirme : Notre rythme est bien plus agréable maintenant et c’est pour moi une grande joie de pouvoir être présente pour mes enfants à tous les repas, de pouvoir les amener et les chercher à l’école, de les accompagner à leurs différentes activités, d’avoir le temps de jouer avec les plus petits, de pouvoir écouter les plus grands, etc. Je suis également épanouie dans notre organisation conjugale. Évidemment que je m’occupe plus du ménage, de la cuisine et de la lessive que mon mari, mais il est conscient de tout ce que je fais et m’apporte une grande aide pour la fin de la journée. Ce choix a aussi permis d’avoir des weekends plus agréables, sans devoir courir faire les courses et enchaîner les lessives. 

Quel est le rôle d’une maman au foyer dans notre société ?

Claude-Aline : Je ne me suis jamais sentie aussi utile à la société maintenant que je suis à la maison. Cela en fera sûrement sourire plus d’un, mais le seul lieu où je suis irremplaçable, c’est bien ici, auprès de mes enfants, alors que dans n’importe quel emploi, aussi important soit-il, une autre personne peut le faire à ma place. Les mamans au foyer sont aussi de vraies actrices du tissu social, par leur disponibilité et leur flexibilité. En effet, leur emploi du temps leur permet de donner des coups de main à gauche à droite, de s’investir dans les sociétés locales, d’aider la voisine à monter ses courses, d’accueillir une connaissance en difficulté, d’apporter un repas à une jeune maman, d’aider aux devoirs surveillés ou encore d’accompagner les courses d’école. Toutes ces petites contributions aussi modestes soient-elles me semblent bien importantes pour la société. Évidemment, je suis aussi convaincue que les mamans au foyer apportent beaucoup en étant présentes à 100% pour leurs enfants. Il est dommage de réduire chaque personne au montant d’argent qu’elle génère et en omettant toutes les choses qui ne se paient pas, mais qui permettent à la société de garder un semblant d’humanité.

Propos recueillis par Raphaël Pomey
Illustration principale: Kelly Sikkema/Unsplash




Le cirque politique

Un décor de boîte de nuit, des danseurs et chanteurs qui se trémoussent ou grimacent sur un air qui ressemble à « We Are Family » du groupe Sister Sledge. Je ne regarde pas « Danse avec les stars », « Incroyables talents » ou « 52 minutes ». Je suis devant le clip de campagne de l’UDC suisse qui s’intitule « Das isch d’SVP ». Il faut dire que d’autres formations politiques ne sont pas en reste : trois candidats PLR au Conseil national ont produit une chanson « Original Liberal » et les Jeunes Verts vaudois ont intégré le fringant conseiller d’État Vassilis Venizelos dans le groupe rock « Relax Chill Pépère ». Bien plus, le cirque et les clowns ont envahi le Palais fédéral pour le 175e anniversaire de la Constitution.  

https://www.youtube.com/embed/N9zWEEXYpgg

Attention, c’est dur.

Au Pays des Merveilles, on s’agite, on s’amuse, on fait parler de soi et l’on semble satisfait.

Ne nous y trompons pas, le cirque politique est le signe d’une perte de sens mortifère pour notre société, dont les conséquences peuvent lui être fatales.

Une distinction fondamentale

Julien Freund (1921-1993), philosophe et sociologue français, pose une distinction fondamentale entre la politique et le politique. « La politique, écrit-il, est une essence, au double sens où il est, d’une part, l’une des catégories fondamentales, constantes et indéracinables de la nature et de l’existence humaines et, d’autre part, une réalité qui reste identique à elle-même malgré les variations de la puissance et des régimes et le changement des frontières sur la surface de la terre. » (L’essence du politique, 1965)

La politique est donc l’activité concrète, conjoncturelle et variable de la vie d’un État (son régime, les partis, le gouvernement, les élections, etc.). Le politique, quant à lui, relève d’une dimension plus abstraite. Il s’agit de réfléchir sur les concepts de pouvoir, de gouvernement et de prise de décision. Normalement le politique est supérieur et donne forme à la politique. Il semble que ce ne soit plus le cas au Pays des Merveilles.

Ça a l’air bien.

Vers une société impolitique

Le politique, qui est le cadre de la politique, « n’obéit pas aux désirs et aux fantaisies de l’homme, qui ne peut pas qu’il ne soit pas ou bien qu’il soit autre chose que ce qu’il est » (Julien Freund, L’essence du politique, 1965). 

En oubliant le politique, on dénature la politique qui est « l’activité sociale qui se propose d’assurer par la force, généralement fondée sur le droit, la sécurité extérieure et la concorde intérieure d’une unité politique particulière, en garantissant l’ordre au milieu des luttes qui naissent de la diversité et de la divergence des opinions » (idem). 

Chemin faisant, on ouvre la porte à toutes les musiques et à tous les délires et l’on s’achemine vers l’impolitique. Avec Julien Freund, on peut considérer qu’est impolitique tout ce qui nie ou se soustrait à la politique. L’impolitique couvre un vaste panel d’attitudes allant de la passivité à la violence en passant par le cynisme, l’amusement et la légèreté. Notre spectacle quotidien en somme.

https://www.youtube.com/embed/UUHyjnwoCZ8

La variante PLR.

Ne nous méprenons pas. En sapant l’autorité politique, les différentes attitudes impolitiques portent en elles le germe de l’instabilité sociale qui peuvent mener à des tensions et des violences sociales dangereuses.

La nature ayant horreur du vide, celui engendré par l’impolitique devra être comblé. La question est de savoir par qui ou par quoi.

À bon entendeur, salut !

Paul Sernine

Poursuivre la réflexion :

– Julien Freund, L’essence du politique, Dalloz, 2004.
– Julien Freund, La décadence, Le Cerf, 2023.




Combattre dans la joie

« Do you know Chesterton ? » me lançait sans ambages mon vénérable enseignant d’anglais en portant une tasse de thé à ses lèvres. Surpris par cette entrée en matière, l’adolescent que j’étais répondit par la négative. « It’s a mistake young fellow », murmura-il en regardant par-dessus ses lunettes. Je n’avais plus le choix. J’occuperai mon temps libre au Royaume-Uni à lire ce dénommé Chesterton. Je ne sais pas si je progressai réellement en anglais durant ce séjour linguistique. En revanche, j’entrouvris la porte du paradoxe.

Une vie paradoxale

 Imaginez, au détour d’une rue, un colosse jovial de cent trente kilos pour un mètre nonante, une cape flottant sur les épaules et ne quittant jamais sa canne-épée. Vous venez de rencontrer Gilbert Keith Chesterton et, à n’en pas douter, vous ne l’oublierez pas de sitôt.

Chesterton vient au monde à Londres en pleine époque victorienne. Après des études où il va, entre autres, développer des compétences artistiques, il s’oriente vers le journalisme. Ses talents de polémistes joints à son style d’écriture autant satirique que spirituel lui valent admiration et célébrité mais aussi quelques solides inimitiés.

Auteur prolifique, il ne cesse d’écrire essais, articles et romans touchant à des sujets divers et variés : poésie, politique, religion, philosophie et littérature.

Cet amateur de vin de Bourgogne aux écrits parfois délirants (Le nommé JeudiLe Napoléon de Notting HillL’inconvénient d’avoir deux têtes, etc.) est aussi une âme tourmentée par la vérité. Élevé dans un anglicanisme de convenance, il va s’essayer au spiritisme avant d’entreprendre un long chemin qui va le conduire à entrer dans le giron de l’Église catholique en 1922.

Amoureux de la liberté et de la justice sociale, défenseur du peuple dont la voix n’est pas entendue, Chesterton s’éteint en 1936 en laissant derrière lui le souvenir d’un bretteur passionné et courtois.

Autoportrait de l’auteur avec le slogan distributiste « trois hectares et une vache ».

A travers ses écrits, Chesterton nous invite à comprendre les faiblesses et les impasses de la pensée moderne. Suivons-le !

 Le mythe du progrès

Depuis le Siècle des Lumières, le mythe du progrès est une matrice idéologique qui justifie tous les changements et toutes les transformations. Chesterton s’attaque à ce mythe fondateur de la modernité qui postule un progrès cumulatif et indéfini s’affranchissant de l’ordre naturel. 

Chesterton critique cette idée qui n’est un sophisme car « même quand il y a progrès du fait qu’il y a développement, le progrès ne porte pas sur tous les points : il n’est jamais simple, ni absolu » (Chaucer).  Bien plus cette croyance en un progrès nécessaire représente une hérésie car elle est simpliste et nuisible. Elle néglige aussi la réalité qui est nuancée et complexe. Chesterton fait ici écho à Hamlet, dans la tragédie éponyme de Shakespeare, qui voyait plus de chose dans la réalité qu’il n’en est rêvé dans la philosophie.

Chesterton n’est pas misonéiste pour autant. Il refuse que le progrès se fasse au détriment de la sagesse éprouvée par les siècles. Face au progrès aveugle et destructeur, Chesterton propose la prudence et le discernement. Il envisage toujours les conséquences d’un soi-disant progrès pour montrer son inanité. Le progrès ne peut se construire sur les cadavres de ce qui était bel et bon précédemment : « Il m’a paru inique que l’humanité trouve toujours mauvaises tant de choses qui ont été assez bonnes pour en rendre d’autres meilleures, et qu’elle repousse sans cesse du pied l’échelle qui lui a permis de monter. Il m’a semblé que le progrès devait être autre chose qu’un parricide continuel. » (Le Défenseur)

Rayon Chesterton de l’auteur.

La pensée captive

Fille du mythe du progrès, force est de constater que la pensée moderne n’est ni libre ni féconde et que « le monde moderne dépasse en bouffonnerie les caricatures les plus satiriques » (L’Homme éternel). En effet, il est courant aujourd’hui d’adopter des idées préconçues et des préconcepts sans remettre en question leur validité. Prisonnier de ses habitudes de pensée et de ses préjugés, l’homme moderne limite sa capacité de découvrir le réel, bien plus il impose sa propre grille de lecture à la réalité.

Pour libérer notre pensée, Chesterton invite tout un chacun à redevenir un homme ordinaire car ce dernier « a toujours été bien portant parce qu’il a toujours été un mystique. Il a permis le crépuscule. Il a toujours eu un pied sur la terre et l’autre dans le royaume des fées. Il s’est toujours gardé la liberté de douter de ses dieux, contrairement à l’agnostique moderne, libre aussi de croire en eux. Il est plus soucieux de vérité que de logique » (Orthodoxie).

 La folie intolérante

Il suffit de consulter les réseaux sociaux, d’allumer son téléviseur ou d’ouvrir le journal pour constater que l’homme ordinaire se trouve confronté à une forme de folie intolérante qui ne se dissimule plus.

Qu’est-ce que cette folie ? Selon Chesterton, la folie est « la raison utilisée sans racines, la raison dans le vide » (Orthodoxie).  Bien plus, il s’agit de « penser sans s’appuyer sur les principes premiers et authentiques », en inversant « les points de départ et d’arrivée ». (Orthodoxie)

Cette folie s’impose par l’intolérance de certains groupes qui tout en prônant le dialogue, deviennent intolérants envers ceux qui ne partagent pas leur vision du monde. Pire encore, cette intolérance est justifiée par le « droit » à la différence et elle conduit à l’exclusion des « dissidents ». Et Chesterton de considérer avec brio : « Les vieux fanatiques religieux ont torturé des hommes physiquement pour une vérité morale. Les nouveaux réalistes torturent des hommes moralement pour une vérité physique » (Tremendous Trifles).

La joie comme une arme

Confronté à ce monde, le risque est de devenir « un homme dont le cœur est sevré de toutes les joies ». Si tel est le cas « il ne reste plus que la folie » (Le Napoléon de Notting Hill). En pourfendant ce qui ne va pas, Chesterton ne critique pas seulement la pensée moderne ; il nous offre, par ses œuvres et sa vie, l’arme par excellence : la joie.

La joie n’est pas une simple émotion fugace, c’est une attitude fondamentale de l’être humain. Pour Chesterton, « l’homme est plus lui-même, l’homme est plus homme, quand la joie est en lui la chose fondamentale et la tristesse la chose superficielle » (Orthodoxie). Le cœur de cette joie c’est la louange, mystérieuse « pulsation de l’âme » ; c’est-à-dire l’action de grâce, la reconnaissance pour la beauté, pour la vie, pour l’amitié, pour une bière partagée dans un taverne enfumée. Par la joie, nous maintenons vivante notre capacité d’émerveillement et nous touchons au mystère même de Dieu. D’ailleurs Kafka ne s’était pas trompé quand il disait de Chesterton que sa joie donnait l’assurance qu’il avait rencontré Dieu.

Paul Sernine

Quand Chesterton annonçait le « wokisme » 

« La grande marche de destruction mentale va continuer. Tout sera nié. Tout deviendra objet de croyance. C’est une position raisonnable de nier l’existence des pierres dans la rue ; ce sera un dogme religieux de l’affirmer. C’est une thèse rationnelle que nous vivons tous dans un rêve ; ce sera une preuve de santé mentale mystique de dire que nous sommes tous éveillés. Des incendies seront allumés pour témoigner que deux et deux font quatre. Des épées seront tirées pour prouver que les feuilles sont vertes en été. Nous serons acculés à défendre, non seulement les incroyables vertus et le bon sens de la vie humaine, mais quelque chose de plus incroyable encore : cet immense et impossible univers qui nous regarde en face. Nous nous battrons pour des prodiges visibles comme s’ils étaient invisibles. Nous regardons l’herbe impossible et les cieux avec un étrange courage. Nous serons de ceux qui ont vu et qui ont pourtant cru. »

G.K. Chesterton, Hérétiques (1905)

Pour aller plus loin:

Biographies :

·      François Rivière, Le divin Chesterton, Rivages, 2015.

·      Ian Ker, G.K. Chesterton – A Biography, OUP Oxford, 2012.

Romans :

·      Le Napoléon de Notting Hill, trad. Jean Florence, Gallimard, 2001.

·      L’Auberge volante, trad. de Pierre Boutang, L’Age d’Homme, 1990.

·      Les enquêtes du Père Brown, Omnibus, 2008.

Essais :

·      Hérétiques, trad. Jenny S. Bradley, Éditions Saint-Rémi, 2008.

·      Orthodoxie, trad. Radu Stoenescu, Carmin, 2023.

·      Saint Thomas d’Aquin, trad. Maximilien Vox, Éditions Saint-Rémi, 2006.