César et vertu ostentatoire

A priori vecteur par excellence de la liberté d’expression, l’art s’est grandement politisé au cours du 20ème siècle. Le cinéma français, où cette tendance vire au grotesque, en est un cas d’école. 

La politisation du 7ème art

Nous entendons par « politisation » une intrusion du politique (et par extension des questions sociales) dans tous les domaines de la vie quotidienne. Une telle contamination est typique de l’extrême-gauche, dont l’idéologie postule souvent qu’aucun aspect de l’existence ne devrait échapper au politique. Un autre aspect du phénomène réside dans la tendance croissante des personnalités publiques à abuser du militantisme : afficher ses positions (de préférence progressistes) sur des sujets d’actualité au cours d’une allocution est devenu un rituel obligatoire. 

Nous assistons donc à une politisation de la culture : tout œuvre, création ou propos exprimé se doit non seulement d’être politique, mais doit également pouvoir faire l’objet d’une interprétation idéologique. Les discours publics des artistes n’échappent évidemment pas à cette logique. 

Quand le militantisme s’invite aux César : l’idéologie gauchisante

Les indignations publiques et autres diatribes ne sont évidemment pas des nouveautés absolues. Lors de la cérémonie des César en 2020, l’actrice Adèle Haenel s’était levée puis était sortie en grandes pompes de la salle. Raison ? L’attribution d’une récompense au cinéaste Roman Polanski. « Bravo la pédophilie ! » avait-elle applaudi ironiquement dans les couloirs en se dirigeant vers la sortie. 

En 2021, l’actrice Corinne Masiero (l’héroïne de la série Capitaine Marleau) s’était mise toute nue sur scène pour dénoncer la situation précaire des milieux culturels provoquée par les mesures sanitaires draconiennes.  

La cérémonie de cette année n’a bien sûr pas échappé à la règle. Les allocutions ont essentiellement été consacrées à deux sujets d’actualité incontournables : d’une part les abus sexuels dans le milieu du cinéma, évoqués dans un discours de l’actrice Judith Godrèche qui accuse deux cinéastes, et d’autre part le conflit israélo-palestinien. Gilles-William Goldnadel, avocat et essayiste français, a évoqué « l’insoutenable légèreté de l’être artistique » dans sa manière de traiter ce deuxième sujet : beaucoup de chagrin à l’égard des Palestiniens (dont la souffrance est bien sûr réelle), mais un silence ahurissant au sujet des victimes juives du 7 octobre – notamment des Israéliennes violées, mutilées et massacrées. Force est de constater que les César s’apparentent à des tribunes médiatiques où annoncer sa vertu, des forums où s’exprimer avec beaucoup d’emphase sur des causes « justes » et « morales ». Il s’agit d’une idéologie gauchisante qui invite à l’indignation à géométrie variable. Un militantisme dont la droiture morale est des plus discutables. 

Et dans le passé ?

De fait, le cinéma s’est voulu militant dès ses jeunes années. Des cinéastes avaient découvert la vertu évocatrice de l’image en mouvement, notamment à des fins idéologiques. Sergueï Eisenstein, réalisateur soviétique et théoricien majeur du montage, avait savamment utilisé ses propriétés dans le but de susciter de fortes émotions chez le spectateur. Cette implication avait pour but, in fine, de convaincre de la légitimité de la révolution russe. Le communisme comme blanc-seing à toutes les violences et horreurs commises par les bolchéviks.  

Plus proche de notre époque et de notre sujet, les cinéastes Jean-Luc Godard et François Truffant, figures de proue de la Nouvelle Vague, avaient contribué à interrompre le festival de Cannes en mai 1968. Leur revendication ? Exiger du milieu cinématographique qu’il fût davantage préoccupé par les problèmes sociétaux qui traversaient le monde, et a fortiori la France. C’est désormais chose faite : depuis quelques décennies déjà le militantisme s’approprie des tribunes pour évoquer des sujets finalement bien peu artistiques. 

Et de l’autre côté de l’Atlantique ?

Qu’en est-il des États-Unis ? Sans surprise, la mode y est également de mise. Malgré les nombreux exemples que nous pourrions évoquer, nous nous contenterons de la dernière cérémonie des Oscars. Au-delà de récompenses hautement méritées – les Oscars d’interprétation à Emma Stone pour Pauvres créatures et Kilian Murphy pour Oppenheimer venant immédiatement en tête, la personnalité qui a largement fait parler d’elle se trouve être le réalisateur Jonathan Glazer, lauréat du prix du meilleur film étranger pour le chef-d’œuvre La zone d’intérêt

Son discours a de nouveau rappelé combien le conflit israélo-palestinien est incontournable dans les différents festivals. Il accapare les esprits, car c’est un des conflits les plus médiatisés du monde. Surtout, il représente une occasion rêvée de s’illustrer comme « messager du bien ». Glazer ne s’en est pas privé en établissant un parallèle troublant entre l’Holocauste et la guerre actuelle à Gaza. Malaise et stupéfaction. Près de 450 personnalités de Hollywood ont signé une pétition pour dénoncer le réalisateur. Son producteur s’est aussi empressé de le désavouer. Le signe avant-coureur d’une pensée unique qui s’effrite ? 

Cinéma et conformisme : le paradoxe

Faut-il s’étonner de la manifestation d’une telle vertu ostentatoire sur scène ? Après tout, le cinéma, cet art qui est la synthèse de tous les autres, devrait constituer le medium de la liberté par excellence. Il est malheureusement évident que les César (tout comme les Oscars) poussent au conformisme, à la pensée unique. Gardons toutefois en tête que les acteurs et réalisateurs, plus que tous les autres, dépendent de leur popularité pour survivre : s’ils cessent d’être populaires, alors ils cesseront d’être sollicités. S’ils cessent d’être sollicités, alors c’est leur gagne-pain qui sera menacé. De plus, nombre de comédiens ont le désir d’être aimés. Dans ce milieu, une mort sociale s’avère bien souvent une mort artistique. Il n’y est pas bon d’être marginal. 

Cette préoccupation pour une réputation irréprochable pousse inexorablement la majorité des artistes à soutenir l’actrice Judith Godrèche ou à condamner Roman Polanski jusqu’à la fin des temps. Des positions sans équivoque qui servent en premier lieu à proclamer sa propre innocence dans un milieu où la complaisance et l’attitude permissive en matière sexuelle sont évidentes. La morale, ne serait-ce bon que pour les autres ? 




Depardieu : après l’émotion, bilan d’une éviction

« On passe du siècle des Lumières au siècle des ténèbres ». Voilà ce que dénonçait Me Hayat, spécialiste du phénomène « #MeToo », lors d’une émission d’Infrarouge de janvier consacrée à la déprogrammation de Gérard Depardieu. Plusieurs acteurs du monde culturel ainsi que le directeur de la RTS lui-même, M. Pascal Crittin, se trouvaient autour de la table.

Pour rappeler le contexte, le service public suisse venait de renoncer à diffuser un film avec Depardieu (à savoir Maison de retraite, 2022) en conséquence d’un Complément d’enquête diffusé le 7 décembre sur la chaîne France 2. Il ne s’agissait en aucun cas d’une sanction prononcée à la suite des accusations de viols et de harcèlement qui pèsent sur le comédien depuis belle lurette – sujet qui ne sera d’ailleurs pas traité dans cette chronique – mais bien d’une réaction au travail des journalistes de France 2. Lors du débat, Pascal Crittin avait soutenu que cette décision ne constituait pourtant « ni un acte de censure, ni un acte de procureur ».

Le visuel de l’émission consacrée par la RTS à sa propre décision « d’annuler » l’acteur.

Retirer un film d’une chaîne du service public suggérait le contraire. Après tout, cette sentence allait entraîner des conséquences importantes dans la mesure où elle rendrait une œuvre inaccessible aux spectateurs, une fois « retirée du menu ». Alors pourquoi une telle déclaration ? En fait, il s’agit de ce qu’on appelle une « prolepse », à savoir une figure rhétorique qui consiste à réfuter à l’avance une objection possible. Dans ce cas, elle visait à clore le débat d’une part, mais sans doute aussi à se donner bonne conscience.

À l’origine de la sanction, des suppositions

Si le procureur porte les accusations durant un procès, force est de constater que la RTS a agi de même, sanctionnant Gérard Depardieu en amont d’une réelle décision de justice. Malgré les dénégations de M. Crittin, empêcher la diffusion d’un film après un reportage constituait de fait une prise de position : une telle politique supposait que les accusations de France 2 étaient honnêtes – ce qui ne semble nullement évident à la lumière des accusations de l’avocat français Jérémie Assous. La parole de cet homme de loi n’est pourtant pas sans importance puisqu’il s’agit du représentant de Yann Moix, auteur des images utilisées dans le reportage de Complément d’enquête. De quel droit une chaîne comme la RTS peut-elle décréter qu’il divague ? Il faut ajouter à cette réfutation une tribune signée par la famille de l’acteur, publiée le 17 décembre dans le Journal du Dimanche. Ce texte évoquait un « montage frauduleux ». Selon son entourage, Depardieu n’aurait par exemple jamais fait d’allusions sexuelles à propos d’une fillette, comme l’indiquaient les journalistes. Qui dit vrai, qui dit faux ? Il ne nous appartient pas d’en juger, même avec le recul. Reste que la déprogrammation de Depardieu de la RTS n’apparaît toujours pas comme « acte de neutralité » ou de « réserve », même des mois plus tard.

Lors du débat d’Infrarouge, le comédien et metteur en scène suisse Matthieu Béguelin soulevait un autre aspect qui mérite notre attention : diffuser un film, rappelait-il, ne signifie nullement cautionner le mauvais comportement d’un comédien donné. Comment une chaîne de télévision pourrait-elle avoir cette ambition, d’ailleurs, à moins de mener une enquête de moralité concernant toutes les personnes impliquées dans des œuvres collectives ?

Le statut de l’œuvre en question

En fait, l’œuvre d’art, une fois créée, prend en quelque sorte son indépendance et acquiert une existence distincte du créateur. Il serait en conséquence inapproprié de faire subir au travail de l’artiste les fruits de son comportement ; personne n’imagine retirer les toiles du peintre Caravage des musées à cause de son parcours meurtrier. De plus, le cinéma possède une caractéristique qui le distingue d’autres formes de création : il est éminemment collectif. Comme le rappelle l’historien américain du cinéma David Bordwell, un film doit être produit. Cela signifie que plusieurs personnes, en plus du réalisateur, interviennent au cours du processus de création qui se parachève par la sortie du film au cinéma. De fait, la production d’un long-métrage débute avec l’écriture du scénario. Au vu de la multitude d’acteurs concernés, est-il juste de tous les sanctionner ? Imaginerait-on concrètement voir disparaître le film J’accuse du palmarès des Césars en 2020 en raison du crime que Polanski a commis durant les années 1970 ? Ou être témoin d’un retrait du travail de Tarantino, car souvent produit par Harvey Weinstein, violeur en série ?

Rôles secondaires et présence à l’écran

Sur ce point, la RTS explique son raisonnement de la manière suivante (voir notre entretien en annexe) : si un comédien joue un rôle important dans un film donné (ex. : Maison de retraite), alors le film doit être déprogrammé en cas de comportement répréhensible. En revanche, si le rôle n’est que secondaire (ex. : Illusions perdues, 2021, qui a bel et bien été diffusé), le film est maintenu. Un tel choix éditorial a de quoi étonner. En effet, si le but de la démarche est de protéger la sensibilité d’une partie du public en ne « faisant pas entrer Depardieu dans les salons à Noël » (comme l’a expliqué M. Crittin), comment expliquer de manière cohérente le maintien d’un autre film avec le même comédien pendant la même période des fêtes ? Une explication fondée sur le simple temps de présence à l’écran peine à convaincre. Par exemple, dans le fameux long-métrage Apocalypse Now (1979) de Francis Ford Coppola, le colonel Kurtz (magistralement interprété par Marlon Brando) s’avère être un des personnages centraux du film malgré ses rares apparitions. C’est effectivement pour se lancer à sa recherche que le capitaine Willard (joué par Martin Sheen) entame une longue traversée de la jungle vietnamienne. Même sans directement se manifester à l’écran, le personnage de Kurtz est central dans l’histoire du film.

Au cours du débat d’Infrarouge, plusieurs intervenants ont déclaré qu’on leur prêtait des intentions qu’ils n’avaient nullement. Tel serait le cas de Valérie Vuille, directrice de l’institut suisse décadréE qui affirmait ne jamais avoir fait mention d’effacer ou de brûler des œuvres. Pourtant, la conséquence d’une de ses positions – celle de n’établir aucune distinction entre l’artiste et son œuvre – est de justement censurer (ce qui équivaut à brûler et effacer) le travail d’une personnalité qui poserait un problème dans la vie privée. De la même manière, bien que l’intention de M. Crittin ne soit pas de contribuer à la censure de l’art, la décision de sa chaîne y contribue. On peut bien sûr apprécier que la RTS n’ait jamais fui le débat qu’elle a créé, mais un malaise subsiste. À la lumière des arguments exprimés pour justifier la déprogrammation de Maison de retraite, le service public semble avant tout avoir eu la volonté de se trouver dans « le camp du bien » ; celui des progressistes qui sanctionnent tout artiste au comportement considéré comme inacceptable.

Un public coupé en deux

Le média infantilise son audience en choisissant à sa place le type de contenu auquel il devrait être exposé. La RTS semble aussi favoriser une certaine partie du public au détriment d’une autre. Bien que saluée par le conseiller national Les Verts Nicolas Walder dans Le Temps, la décision de donner la priorité à un certain segment des spectateurs est délétère : une telle stratégie de communication risque en réalité surtout d’en aliéner la majorité. Pour finir, il convient de rappeler les inquiétudes exprimées par Me Hayat durant le débat d’Infrarouge. Selon elle, le mouvement « #MeToo » contourne l’espace judiciaire pour condamner des individus, et ce au mépris des principes juridiques fondamentaux suivants : la prescription ainsi que la présomption d’innocence. Bien que la décision de la RTS ne soit pas la conséquence des accusations de viols qui pèsent sur Gérard Depardieu, il est difficile de ne pas relever son aspect « justicier », comme si la chaîne souhaitait s’ériger en véritable « tribunal médiatique ». La déprogrammation de ses films contribuera probablement à la banalisation d’« exécutions publiques iniques ».

La déprogrammation de ce film est à l’origine
d’une tempête médiatique pour la RTS.

Les explications de Marco Ferrara, porte-parole de la RTS

La position de la RTS reste celle étayée durant la période des Fêtes. Notre directeur, Pascal Crittin, en a fourni une explication complète et détaillée lors de l’émission Infrarouge du 10 janvier 2024.

Programmer un contenu ou le remplacer en fonction de son adéquation au contexte fait partie du quotidien de chaque média. Lorsque nous pressentons qu’une partie du public pourrait se sentir heurtée par une œuvre ou une personnalité jusque-là acceptée, nous écartons celle-ci de notre programmation, ne serait-ce que de manière momentanée. Ce type de choix intervient fréquemment pour toute sorte de programmes. Exemples : ce fut le cas avec Pierre Palmade à la suite de l’accident mortel où il a été impliqué, mais aussi avec un documentaire sur un religieux du Proche-Orient mis de côté, car le contexte avait changé lors de l’éclatement de la guerre à Gaza.

Nous touchons un très large public et devons donc tenir compte de toutes les sensibilités. Dans le cas de Depardieu, après la vague émotionnelle constatée autour de cet acteur depuis le reportage de France 2, nous avons décidé de ne pas ajouter de heurt ni de choc émotionnel pour une partie de la population. Et nous savons que dans de telles situations, quelle que soit l’option retenue (diffuser ou ne pas diffuser), nous serons critiqués par une partie du public. Pascal Crittin a aussi indiqué humblement qu’il n’y a pas de science exacte en la matière et cette difficulté fait justement partie du métier de programmateur.

Il n’y a aucune censure ni aucune atteinte à la présomption d’innocence, pour deux raisons : d’abord parce que nous n’avons effectué aucune déprogrammation lorsque les premières accusations de viol ont été portées contre Gérard Depardieu ; ensuite, parce que nous maintenons sur Play RTS nos émissions avec Gérard Depardieu dont de nombreuses interviews, pour celles et ceux voulant les visionner en toute liberté de choix. À l’antenne, nous diffusons des films où il n’a qu’un rôle secondaire et ne mettons de côté que les films le valorisant en rôle principal. Ce choix a été motivé par la teneur des propos de Gérard Depardieu, qui sont directement arrivés dans les foyers via les images révélées par France 2 et face auxquels aucune télévision n’est restée inerte, que ce soit la RTS en Suisse, la RTBF en Belgique, France Télévisions et même les grandes chaînes françaises privées.

Tenir un rôle principal suppose une importante responsabilité pour l’acteur concerné face à toute l’équipe du film, pendant et après le tournage : ce ne sont pas les chaînes de télévision francophones qui décrètent cet état de fait, mais le public, qui désormais se manifeste lorsqu’une situation le heurte, comme ce fut le cas avec l’émoi généré par les propos de l’acteur. La problématique n’est pas comparable aux films de Quentin Tarantino produits par Harvey Weinstein, car ce dernier n’y tient pas de rôle valorisant sa présence à l’écran.




« Killers of the Flower Moon » : une idylle entachée par le crime et la culpabilité

Le cinéaste new-yorkais, contemporain de Steven Spielberg et autre artiste notoire de ce qu’on appelle aujourd’hui le « Nouvel Hollywood », a enchanté son public depuis les années 1970 avec des films comme Mean Streets (1973), Taxi Driver (1976), Casino (1995), ou encore Gangs of New York (2002) pour ne citer que quelques œuvres célèbres.

L’histoire de Killers of the Flower Moon (titre poétiquement macabre) nous amène dans l’Amérique des années 1920 : un vétéran de la Première Guerre mondiale, Ernest Burkhart (interprété par Leonardo DiCaprio), arrive dans l’état d’Oklahoma pour rendre visite à son oncle William « Bill » Hale (joué par Robert De Niro). Il devient chauffeur de taxi pour gagner sa vie et rencontre une riche héritière de la tribu osage durant l’une de ses courses : Mollie (Lily Gladstone). Après lui avoir fait la cour, Ernest se marie avec Mollie. Le foyer des Burkhart semble ne plus toucher terre jusqu’à ce que des décès au sein de leur famille se succèdent à un rythme inquiétant. Existerait-il une conspiration qui viserait à les assassiner ?

Le film est tiré d’un roman reportage du même nom, écrit par David Grann. Scorsese en fait son premier western, quoique nullement son premier film historique. C’est un projet mâtiné de caractéristiques issues de divers genres cinématographiques (par exemple le film policier). L’adaptation cinématographique diffère toutefois du roman : alors que le livre présente les aspects variés de l’affaire nommée « Règne de la terreur » (c’est-à-dire des assassinats successifs qui visaient les membres de la tribu osage), le long-métrage prend le parti de particulièrement se concentrer sur le destin d’Ernest. Il est d’ailleurs à noter que la mise en scène ainsi que la production design (en résumé les décors) sont d’une efficacité redoutable : les costumes à mi-chemin entre deux époques, les automobiles de collection, ou les plaines sauvages à perte de vue immergent instantanément les spectateurs dans cette fresque américaine. Cette seule qualité mérite d’être applaudie. En introduisant ainsi son récit, Scorsese se range du côté de metteurs en scènes comme Michael Cimino (réalisateur de l’éprouvant mais magnifique Voyage au bout de l’enfer) ou Clint Eastwood. Ces derniers se sont évertués à peindre sur grand écran des événements monumentaux, tout en interrogeant les mythes fondateurs américains.

Quand on parle de scénario, il est nécessaire de s’attarder sur les personnages. Une autre qualité de Killers of the Flower Moon est son apparente aisance à présenter des individus complexes et attachants, aux prises avec la tragédie de l’Histoire. Sans surprise, Leonardo Di-Caprio excelle dans son interprétation d’Ernest : des mimiques aux gestes les plus anodins, de l’accent sudiste au vocabulaire employé, ce vétéran porté sur la boisson fascine aussi bien par son authenticité que par sa vulnérabilité. De même, Lily Gladstone convainc par la sobriété de son attitude, cependant enrichie d’une intensité émotionnelle qui surgit à quelques moments clefs du déroulé narratif. Il faut de même saluer les performances des acteurs secondaires qui contribuent au réalisme, à la consistance de cette épopée où la corruption et la culpabilité (deux thématiques chères au cinéaste) sont omniprésentes. Autrement dit, le film est une réussite du point de vue théâtral.

Toutefois, il est regrettable que la performance de Robert De Niro soit en deçà du niveau général, surtout quand on pense à ses magnifiques apparitions dans des films comme Raging Bull (1980) ou La valse des pantins (1982), deux autres classiques de Scorsese. Le comédien est en mesure de donner vie à des personnages fascinants. Cela ne fait aucun doute. Il est donc fort dommage que le personnage de Bill Hale, oncle d’Ernest et individu diabolique par excellence, n’ait pas bénéficié d’un traitement plus minutieux. La pauvreté du jeu tranche avec l’éloquence du travail de DiCaprio et de Gladstone. Un jeu trop convenu de la part du légendaire acteur américain, « étalon-or » théâtral comme DiCaprio le considérait durant sa formation de comédien. De Niro aurait-il négligé la préparation de son rôle ? Il existe peut-être un âge auquel un artiste n’est plus autant disposé à s’investir.

La mise en scène, malgré l’ampleur de la trame, souffre d’un classicisme un brin suranné. Efficace sans faire preuve d’originalité, Scorsese nous avait habitué à plus d’innovations en termes de réalisation – par exemple les plans chaotiques de Mean Streets qui donnaient l’apparence d’un reportage tourné dans le Little Italy de New York. Le cinéaste semble s’être assagi au fil des années.

En somme, Killers of the Flower Moon est le captivant récit d’un homme, Ernest Burkhart, découvrant une culture indigène par laquelle il cherche à être accepté. Il s’agit aussi d’une œuvre de qualité qui immerge naturellement l’audience dans cette épopée où trahison et violence sont légion. Les échanges entre les comédiens, la bande-son plus sobre qu’à l’accoutumée car basée essentiellement sur la musique amérindienne, et la production design font partie des points forts du film. Moins subversif que le fameux Dead Man (1994) de Jim Jarmusch et moins comique que le Little Big Man (1970) d’Arthur Penn, Killers of the Flower Moon apporte un éclairage inédit sur les relations entre américains blancs et amérindiens. Bien plus qu’une simple fable portant sur le racisme et les effets délétères du capitalisme, il est une œuvre fascinante à mi-chemin entre film historique et histoire de pègre, un film-fleuve (près de 3h30) dont la durée ne se fait que très peu sentir.




« Coup de chance » : les cruelles vertus du hasard

Une femme à la tenue élégante déambule dans les rues de Paris. Soudain une voix douce et masculine l’interpelle : la première interaction entre Maude (jouée par Lou de Laâge) et Alain (interprété par Niels Schneider) se joue. Ils ne s’étaient pas revus depuis le lycée, à New York. Une relation est-elle sur le point de se renouer ? Plus tard, Maude retrouve son petit-ami Jean (Melvil Poupaud) dans leur appartement luxueux. Au fil de leur conversation, elle semble pensive, lointaine : un tel ménage lui correspond-il réellement ? 

Aussitôt la trame amorcée, les spectateurs sentent qu’Allen s’aventure en terre connue : potentiel triangle amoureux, la capitale parisienne idéalisée – comme c’est le cas pour le nostalgique Minuit à Paris (2011), et un humour mâtiné d’amertume. Coup de chance est une œuvre représentative du cinéaste, mais qui introduit une nouveauté de taille : il s’agit d’un film joué en français. Bien que cet aspect mérite d’être relevé, il passe rapidement inaperçu tant ce cadre européen semble convenir à l’auteur. Allen a en effet confessé à de nombreuses reprises sa passion pour des cinéastes comme l’italien Federico Fellini, le suédois Ingmar Bergman ou encore le franco-suisse Jean-Luc Godard. 

Concernant ses influences, le scénario de Coup de chance s’avère un curieux mélange de Truffaut et de Hitchcock. Dans une interview (datant du 3 septembre) accordée au magazine Variety, Allen remarque que l’une des raisons pour lesquelles les films du second sont aussi appréciés est l’omniprésence du glamour : bien que peuplés de meurtres et de trahison, ses films conservent une esthétique agréable, voire séductrice. En d’autres termes, les histoires peuplées de macchabées mêlées à des intrigues amoureuses rendent les œuvres de Hitchcock populaires. Le dernier travail d’Allen suit cette logique : un film à suspense aux relents romantiques, un récit idyllique où la violence et l’horreur affleurent.  

De la comédie au drame : une formule qui capture parfaitement non seulement le style mais aussi l’univers du New-yorkais. Coup de chance n’échappe bien sûr pas à la règle. On y voit évoluer des personnages complexes dépeignant la condition humaine, des individus aux prises avec l’ironie de l’existence. Il offre aux spectateurs des réflexions philosophiques qui enrichissent le scénario. Les blagues et le ton décalé qui parsèment l’histoire suggèrent bien souvent le drame ; Coup de chance est bel et bien un récit tragique, macabre même, mais raconté avec un ton léger – largement exprimé par une musique jazz que Woody Allen affectionne particulièrement. 

Se mariant parfaitement à la bande-sonore du film, l’esthétique sobre et classe contribue significativement à cet univers certes caractérisé par le confort matériel et le prestige de la bonne société parisienne, mais également par la trahison et la tromperie. Le directeur de la photographie Vittorio Storaro (auquel on doit la sublime identité visuelle d’Apocalypse Now(1979)) contribue subtilement à ce drame citadin.   

S’il existe bien une thématique dominante au sein du film, c’est bien celle de la chance (d’où le titre du film). A l’instar de Match Point (2005), considéré comme une des œuvres les plus réussies de Woody Allen, le récit fait la part belle à la prédominance des aléas dans le destin des individus. Ils semblent s’immiscer à tous les moments clefs, faisant basculer inexorablement la marche des événements. On imagine aisément le metteur en scène sourire douloureusement en dehors du champ de la caméra, observant avec une parfaite lucidité les affres de ses personnages. 

En somme, Coup de chance est un travail séduisant, à l’humour parfaitement dosé. Il offre une intrigue certes sombre, mais contée avec douceur. Bien qu’il n’atteigne pas le génie de films comme Annie Hall (1977), Manhattan (1979), ou encore le très original La rose pourpre du Caire (1985), le film jouit d’une intrigue sophistiquée où les rebondissements sont toujours bien amenés. On espère qu’Allen nous offrira de nouveau le privilège de savourer d’autres aventures européennes. 




Barbie : une quête de soi acidulée

Après les films salués par la critique Lady Bird (2017) et Les filles du docteur March (2019), la réalisatrice et actrice Greta Gerwig (1983) signe sa quatrième mise en scène en adaptant à l’écran la poupée la plus célèbre du monde : Barbie. Tourner un film autour d’un jouet pour fille ? L’entreprise a de quoi étonner ! Venant de dépasser le milliard de recettes au box-office mondial, le phénomène Barbie est en marche, imposant sa fameuse couleur rose au firmament. Le film est même devenu la plus grosse sortie de l’entreprise Warner Bros. en Amérique du Nord (deuxième au niveau mondial derrière l’ultime volet d’Harry Potter), dépassant The Dark Knight (2008) de Christopher Nolan (1970). Mais que dire du film en lui-même ? Simple expression de vertu ostentatoire ou véritable perle cinématographique ?

Barbie raconte en substance la quête identitaire des protagonistes Barbie (jouée par Margot Robbie) et Ken (incarné par Ryan Gosling), et plus précisément leur entrée dans « l’âge adulte » si on les considère tels des enfants sur le point de murir. Le film tente de dépeindre les paradoxes et autres complexités que cette période de l’existence implique, tout en fonctionnant comme une critique sociale au message plus nuancé qu’il n’y paraît.

Il s’agit d’un véritable récit d’apprentissage, genre traité depuis la naissance du cinéma et toujours aussi plaisant à voir. Les spectateurs prennent du plaisir à être les témoins des péripéties de Barbie stéréotypée (c’est-à-dire la Barbie typique à la chevelure blonde) qui est contrainte à sortir de son état de naïveté pour se plonger dans la « réalité » dominée par la grisaille et le cynisme.

Barbie exprime une critique sociale totalement assumée, se présentant pour l’occasion comme un film à thèse. Toutefois, elle n’est pas manichéenne pour autant : un message nuancé suggère que le matriarcat, modèle sociétal de cette utopie qu’est Barbie Land, n’est peut-être pas souhaitable. En effet, vivre de manière candide en évitant consciemment la tragédie de l’existence (dont la mort fait partie) ne permet assurément pas l’épanouissement de l’individu ; Barbie a besoin de murir en faisant face au monde réel, et ce afin de devenir une femme à part entière. D’un point de vue visuel, la photographie et la production design (c’est-à-dire les décors et les costumes) contribuent magnifiquement à cet univers enfantin d’une part, et rendent le film visuellement onctueux d’autre part. L’esthétique kitsch et outrancière contribue assurément à son charme. Le film est drôle dans l’ensemble, saupoudré de scènes culte et de références aux classiques du 7e art. L’audience s’investit sans peine dans cette fable haute en couleur.

Tout n’est cependant pas rose dans le monde de Barbie. Même si les personnages sont en général amusants malgré un clair manque de complexité – surtout Ken campé par un Ryan Gosling au plus haut de sa forme dramatique, Barbie stéréotypée est en comparaison moins captivante. On peut supposer qu’il s’agit des contraintes inhérentes au rôle que Margot Robbie interprète ; Barbie est après tout le cliché de la femme parfaite, de prime abord superficielle et dénuée d’âpreté. On peut cependant être étonné de voir une protagoniste aussi peu travaillée alors qu’elle est censée subir la transformation la plus radicale. La conclusion du film est d’ailleurs plutôt convenue : un happy-end qui conserve toutefois le message essentiel du film : le patriarcat est chaotique ; les femmes n’ont pas besoin des hommes. En d’autres termes, la princesse se sauve toute seule ; le prince charmant peut allégrement aller se recoucher. Une autre façon d’expliquer ce manque général de profondeur dans le jeu a trait au fait que Barbie est malheureusement avant tout un film au service d’une idéologie ; l’esthétique est au service du féminisme actuel, qui ne s’efforce pas seulement de nier toute différence entre les sexes, mais insiste également sur l’inutilité des hommes : « Barbie est toutes les femmes ; toutes les femmes sont Barbie. Barbie peut tout faire, donc les femmes le peuvent aussi » comme il est déclaré au début du film. L’un des défauts des œuvres qui souhaitent absolument imposer un message à l’audience est le sacrifice de la profondeur des personnages sur l’autel de l’idéologie : ces derniers deviennent des incarnations de concepts comme « la masculinité toxique » ou « la féminité bienveillante », au lieu d’agir comme des individus à la psychologie riche et complexe (ce qui les rendrait plus passionnants).

En somme, Barbie est dans l’ensemble un bon film. Son histoire globalement agréable à suivre, enrichie de situations cocasses et hilarantes, contribue largement au charme de cette aventure colorée, au caractère mordant. Toutefois, sa trame à la conclusion convenue, forçant les bons sentiments, ainsi que la morale féministe trop présente rebuteront plus d’un spectateur – en dépit d’un message plus nuancé que ce que certains détracteurs veulent concéder. Établir une claire distinction entre idéologie et esthétique ? Possible mais loin d’être aisé tant la première semble avoir un impact sur la deuxième. Un message politique adouci, placé davantage en filigrane, aurait sans doute bénéficié au dernier travail de Greta Gerwig.




De la télévision à Hollywood : hommage à William Friedkin 

Dans la fraîcheur de la nuit, un homme en soutane approche inexorablement d’une résidence du quartier aisé de Georgetown, à Washington D.C. En plein cœur des ténèbres, il fait face, seul, à l’horreur : des cris démoniaques, vociférés d’une fenêtre baignée d’une lueur sépulcrale. 

Quel spectateur n’a pas souvenir de l’arrivée du père Merrin (interprété par Max von Sydow), protagoniste de L’Exorciste(1973), qui est sur le point d’affronter le démon qui a pris possession de la petite Regan MacNeil (Linda Blair) ? Le film est toujours considéré par certains comme la meilleure histoire d’horreur jamais tournée ; sa mise en scène est signée par un nom devenu légendaire : William Friedkin (1935-2023). 

Auteur phare du Nouvel Hollywood, ce mouvement cinématographique qui a favorisé l’émergence de grands noms comme Steven Spielberg (1946) ou Martin Scorcese (1942), Friedkin est l’héritier de deux mondes bien distincts : celui de la télévision d’une part, et celui du théâtre de Broadway d’autre part. Cet héritage s’est clairement reflété au fil de sa filmographie. En effet, son travail ne se résume pas à French Connection (1972) ou à L’Exorciste, quand bien même ces films constituent des œuvres clefs du cinéma des années 1970. Rappelons qu’il est également l’auteur de plusieurs adaptations de pièces de Broadway telles que le fantasque Les garçons de la bande (1970) ou le paranoïaque Bug (2006), probablement un de ses films les plus réussis. 

Friedkin en 2017. (GuillemMedina/Wikimedia Commons)

Le cinéma de William Friedkin, c’est en résumé la mise en scène de personnages acculés, se trouvant dans des situations apparemment inextricables. Des individus dos au mur autrement dit. On connaît la passion et la nature opiniâtre du metteur en scène : tirer le meilleur de ses comédiens en leur faisant travailler minutieusement leur rôle, les pousser à bout de temps en temps afin qu’ils libèrent leur énergie créatrice. À cet égard en tout cas, il est bien proche de David Lynch (1946) ou encore, pour établir un parallèle plus exotique, de Kenji Mizoguchi (1898-1956), un des grands noms du cinéma japonais. Peut-être qu’il n’exprime pas une vision du monde aussi définie que des artistes comme Clint Eastwood (1930), mais il est assurément en mesure de raconter des histoires émotionnellement intenses, prenantes, et qui donnent souvent à réfléchir. Il a affirmé avoir adapté un film comme L’Exorciste parce qu’il souhaitait se poser des questions sur l’importance de la foi (juive dans son cas) ; le film peut être interprété comme un récit où la laïcisation grandissante de la société américaine va de pair avec la propagation des forces du mal. Les seuls personnages pouvant lutter contre cette menace se trouvent être des prêtres, des représentants de la foi chrétienne par excellence. Dans Bug, Agnes White (Ashley Judd) et Peter Evans (Michael Shannon) forment un couple mortifère. Ils sombrent progressivement dans la folie en s’isolant du monde extérieur, donc de la réalité. Ils sont convaincus qu’ils sont les victimes d’une machination qui vise à les éliminer. Le scénario du film fait référence aux théories du complot qui ont essaimé à la suite de la tragédie du 11 septembre ; les protagonistes s’enferment dans un délire de persécution que l’audience finit par partager grâce à une mise en scène immersive et déroutante.

De manière générale, le cinéaste mise sur des scénarios peuplés d’êtres troublés, en demi-teinte ; anti-héros illustrant à merveille la condition humaine. Il les tourne avec une esthétique proche du documentaire, viscérale et authentique. Friedkin est un véritable conteur d’images, un homme qui demeure une influence certaine pour les apprentis cinéastes. Un auteur à (re)découvrir, assurément.




En souvenir de notre héritage : « Le cuirassé Potemkine »

Le cuirassé Potemkine (1925), un des films les plus célèbres et mythiques du 7e art, demeure une œuvre clé de l’histoire du cinéma. Son réalisateur Sergueï Eisenstein (1898-1948) peut être considéré comme un des « inventeurs » (ou plutôt théoriciens) du montage, aux côtés de son alter-ego américain David Wark Griffith (1875-1948), metteur en scène du pionnier Naissance d’une nation (1915). Eisenstein s’est fait connaître grâce à ses films de propagande au rythme frénétique, faisant la part belle aux effets spectaculaires du montage. Sorti une année avant Le cuirassé Potemkine, La grève, son premier long-métrage, dépeint une grève violemment réprimée par les autorités tsaristes. Eisenstein est également l’auteur d’un biopic en deux volets (le premier en 1944 et le deuxième en 1958) consacré à la figure historique d’Ivan IV de Russie : Ivan le terrible.

Bien que Le cuirassé Potemkine soit avant tout un travail admiré pour ses qualités artistiques, il a aussi été considéré lors de sa sortie (et peut toujours l’être de nos jours) comme un outil de propagande politique. C’est un film qui met en avant une des idéologies qui a le plus influencé la tournure de l’histoire : le communisme. Dès lors, est-il concevable de faire la promotion d’un film en dépit d’idéaux délétères dont il fait la promotion ; idéaux qui ont causé près de cent millions de morts selon l’historien Stéphane Courtois, co-auteur de l’ouvrage Le livre noir du communisme (1997) ?

Lors de la sortie du film en 1925, la Russie a déjà traversé les violents événements de 1917 qui l’ont fait devenir communiste. En intellectuel confirmé, Vladimir Lénine (1870-1924), à la tête du nouveau gouvernement, avait appréhendé les vertus communicatives d’un médium comme le cinéma : ce dernier allait être très utile à la propagation de l’idéologie communiste au sein de la population russe.

De la même manière, le réalisateur Sergueï Eisenstein, lui-même soutien des bolchéviques, a fait usage de ses talents narratifs en exploitant un art qui n’avait que quelques décennies d’âge – les premières projections organisées par les frères Auguste et Louis Lumière (1862-1954 pour le premier et 1864-1948 pour le second) avaient eu lieu dans les années 1890. Il remarque instantanément que le montage est une manière puissante de susciter toutes sortes d’émotions chez le spectateur. Après s’être évertué à filmer de manière bouleversante la sanglante répression de la classe ouvrière dans La grève, c’est vers une mutinerie qui s’est déroulée sur un cuirassé russe en 1905 que le metteur en scène décide de tourner sa caméra. Les spectateurs sont captivés et se laissent porter par un cinéma de propagande au service d’un régime spécifique (soviétique dans ce cas).

Une scène fameuse de massacre de civils à Odessa.

Ce qui est fascinant avec Le cuirassé Potemkine, et qui contribue manifestement à lui avoir garanti une place de choix au panthéon des classiques du 7e art, ce sont surtout ses qualités formelles et narratives. D’abord, le montage trépidant qui est devenu la marque de fabrique du réalisateur nous entraine dans un récit qui s’apparente à une tragédie des temps modernes : le destin des mutinés du Potemkine face aux colonels et autres gradés ; symboles du régime tsariste et donc oppressif. Même si cet aspect est propre aux films de propagande, voire typique des films à thèse (c’est-à-dire dont le but est de promouvoir un message social ou politique en particulier), on peut regretter le fait que les protagonistes fonctionnent davantage en tant que représentations de classes sociales plutôt qu’en tant que personnages attachants et profonds. En d’autres termes, les individus à l’écran servent surtout à incarner l’éternel lutte entre opprimés (les matelots) et oppresseurs (les commandants du navire). Ensuite, un effet de montage dont Eisenstein a le secret consiste à créer un nouveau sens en assemblant deux images de prime abord non liées. Cette association picturale (« d’idées » serait-on tenté de dire) a la vertu d’exprimer un message donné de manière plus éloquente en faisant usage du pouvoir des images. Par exemple, on peut citer la succession de plans entre le médecin du navire (clair antagoniste au sein du récit) qui est jeté par-dessus bord et celui des asticots logés dans la viande avariée ; par cette simple association, le film suggère que la classe dominante corrompt la société et qu’il faut à tout prix la renverser. Dernière chose mais non des moindres, l’usage des différentes échelles de plan est à relever. Le cuirassé Potemkine fait la part belle à des plans d’ensemble et larges (c’est-à-dire des plans où les personnages sont placés au sein de décors imposants). Ce choix pictural s’explique par la volonté du cinéaste d’insuffler une atmosphère grandiose et imposante au récit qu’il raconte : ces plans agissent en effet comme des fresques cinématographiques qui plongent le spectateur dans le feu de l’action. Le but de cette narration est bien sûr de le faire sympathiser avec le destin des personnages. À cela le metteur en scène mêle savamment des gros plans (c’est-à-dire cadrés sur le visage) de différents individus de « la masse » afin de susciter chez l’audience de vives émotions. Ces dialogues continuels entre différents types de plan représentent une démarche clé dans la promotion des idéaux communistes (par exemple la prise de pouvoir par la classe ouvrière). Il s’agit aussi d’un outil redoutable qui permet de légitimer la révolution de 1917, dont le résultat a été l’instauration d’un régime totalitaire.

Une affiche de 1927. Crédit: Russian Public Libray

Pourquoi encore voir aujourd’hui le film d’Eisenstein alors qu’il date d’il y a près de cent ans et que le « socialisme scientifique », pour citer Karl Marx (1818-1883), a été à maintes reprises fatalement discrédité par nombre de penseurs dont Alexandre Soljenitsyne (1918-2008), le célèbre dissident soviétique et auteur de L’archipel du Goulag (1973) ? Parce qu’il demeure encore et toujours un cas d’école en ce qui concerne la parfaite maîtrise du montage dans l’art de raconter une histoire, dans celui de happer l’audience dans des événements tragiques qui ont concerné toute une nation à l’approche de la révolution de 1917. D’un point de vue mémoriel et moral toutefois, il est non seulement nécessaire de rappeler les horreurs du passé pour en tirer les leçons nécessaires (sans quoi nous sommes simplement condamnés à les répéter), mais aussi de garder à l’esprit que les bonnes intentions (en l’occurrence la volonté de voir émerger une société plus égalitaire) ne garantissent nullement des conséquences souhaitables pour les individus et les sociétés. « Le chemin vers l’enfer est pavé de bonnes intentions » comme le dit le proverbe. À cet égard, Le cuirassé Potemkine fonctionne aussi comme le témoignage d’un passé ténébreux.

La question des interactions entre forme et fond occupe depuis toujours les artisans du cinéma, de George Méliès (1861-1938), l’illusionniste pionnier des effets spéciaux, à Martin Scorsese (1942), l’une des légendes du cinéma hollywoodien. Sergueï Eisenstein pour sa part a sans doute apporté sa pierre à l’édifice dans la standardisation du montage. C’est avant tout pour cela qu’il est bon de (re)voir à l’envi son chef-d’œuvre. Il est en réalité tout à fait envisageable d’admirer un film pour ses qualités esthétiques, tout en condamnant si besoin son message politique, philosophique, ou social.